Publié le :  janvier 14, 2024,  par

Les premières grandes épreuves (📖13)

Dernière mise à jour: 7 mars 2025



     En 1827, Frédéric Chopin, âgé de dix-sept ans, vit une tragédie qui laissera une empreinte profonde sur lui: le décès de sa sœur cadette Emilia, à l’âge de quatorze ans. Elle succombe à la tuberculose, maladie incurable à l’époque, le 10 avril 1827. 


"Il souffre pour voir des siens la souffrance avivée"


Avec une maturité intellectuelle remarquable, la jeune fille montrait un véritable talent littéraire. Dans les derniers jours de sa vie, elle écrivit ces vers:

 « Combien l’Homme sur terre a une triste destinée
    Il souffre pour voir des siens la souffrance avivée » 

 

Cette famille, autrefois unie et heureuse, où les enfants rivalisaient de talents et de créativité, cesse brusquement d’être l’espace protégé d’une enfance insouciante. 

Après le décès d'Emilia, Nicolas (Mikołaj) et Justyna décident de ne plus demeurer dans le même appartement. La famille emménage dans un nouveau logis, situé dans l’annexe du Palais Czapski, (Pałac Czapskich) propriété du général Wincenty Krasiński, père du poète Zygmunt Krasiński. Ce nouveau domicile, à proximité de leur ancien appartement au Palais de Kazimierz, de l’autre côté de la rue du Faubourg de Cracovie (Krakowskie Przedmieście), est niché au second étage de l’aile droite. Progressivement, l'appartement s’égaie de petites réunions amicales qui, en compagnie de Frédéric, prennent l’allure de concerts privés. 

Un an plus tard, Frédéric obtiendra une mansarde indépendante sous les combles, transformée en son atelier: « j’aurai un vieux bureau, un vieux piano, ce sera mon refuge », écrira-t-il à son ami Tytus Woyciechowski le 27 décembre 1828.

Le Palais Czapski, parfois appelé Palais Krasiński (à ne pas confondre avec le Palais Krasiński situé plus au nord, sur la place Krasiński), reconstruit après la Seconde Guerre Mondiale, abrite aujourd’hui l’Académie des Beaux-Arts de Varsovie.

Le Palais Czapski
Le Palais Czapski (📸 Zbigniew Panow, pzstudio.pl)

Deux plaques commémoratives
Deux plaques commémoratives: à gauche : "Dans cette maison F. Chopin vécut et créa avant de quitter Varsovie en 1830". La plaque de droite est en hommage au poète Cyprian Norwid qui étudia ici de 1837 à 1839 (📸 Ewa Janczar)

Le Salon des Chopin au Palais Krasiński

 Le Salon des Chopin au Palais Krasiński, Antoni Kolberg, 1832 (📸 Narodowy Instytut Fryderyka Chopina)


Le piano Buchholtz au destin tragique 

Le piano, tel qu’illustré dans l'aquarelle d'Antoni Kolberg semble très probablement être un modèle fabriqué par le facteur Fryderyk Buchholtz, un instrument qui a connu un destin tragique: il a été détruit lors du soulèvement de 1863. 

Après le départ de Frédéric Chopin de Pologne, l’instrument demeura dans le salon familial au palais Krasiński pendant plusieurs années, comme en atteste une lettre de son père datant de 1841: "S’il [Franz Liszt] vient ici, j’espère qu’il nous rendra visite, et je lui donnerai le plaisir de jouer de l’instrument qui a si mélodieusement rendu tes inspirations (ce temps heureux est passé)." 

A la mort de la mère de F. Chopin en 1861, sa fille Izabella Barcińska (sœur cadette de Frédéric), hérita des précieux souvenirs familiaux de Frédéric, dont le piano Buchholtz. Cet instrument fut transféré dans la résidence qu’elle occupait au troisième étage du palais Zamoyski à Varsovie. 

Le 19 septembre 1863, des insurgés polonais tentèrent d’assassiner le gouverneur russe Fiodor Berg en lançant une bombe depuis le palais Zamoyski. En représailles, le palais fut détruit, le piano de F. Chopin jeté par la fenêtre, et d’autres trésors inestimables tels que des partitions et des manuscrits de F. Chopin furent réduits en poussière. 

Cyprien Kamil Norwid (1821-1883) a décrit ce terrible événement dans son poème intitulé Le piano de Chopin (Fortepian Szopena): 

« [...] - L’édifice a pris feu, semble s’éteindre, 
S’embrase encore - et voici que contre le mur 
Je vois des fronts de veuves en deuil 
Poussés par des crosses - 
Et de nouveau je vois, tout aveuglé de fumée, 
Que par les colonnes du balcon 
Un meuble ressemblant à un cercueil 
on hisse...il s’abat...s’abat… Ton piano! 
Celui! ...Qui proclamait la Pologne, du zénith 
De la toute-perfection de l’histoire 
Ravie, dans un hymne d’extase - 
La Pologne, des charrons transfigurés. 

C’est le même – qui s’abat – aux pavés de granit! [...] »

Ce poème, paru dans le recueil Vade-mecum en 1865, demeure l’une des œuvres les plus célèbres de Norwid. Il fut écrit en automne 1863, à Paris, en réaction à la nouvelle du soulèvement venant de Varsovie. Il est traduit ici du polonais par Joseph Pérard. 

Piano Buchholtz de 1825-1826, copie
Piano Buchholtz de 1825-1826, copie par Paul McNulty (2017) collection de l'Institut National Frédéric Chopin (Narodowy Instytut Fryderyka Chopina)

Les pianos du facteur polonais Buchholtz jouissaient d'une excellente réputation. Fryderyk Buchholtz (1792-1837), formé à Vienne, fonda sa fabrique en 1815 à Varsovie. Ses pianos étaient inspirés du modèle viennois alors populaire, notamment celui construit par le facteur Conrad Graf. 2
 
 
Frédéric Chopin fréquentait assidûment sa manufacture de la rue Mazowiecka (à l'angle de la rue Świętokrzyska) pour essayer les nouveaux instruments. À cette époque, les facteurs de Varsovie étaient particulièrement tournés vers l'innovation. C'est Buchholtz qui, en collaboration avec un autre facteur, Karol-Fidelis Brunner 3, réalisa le fameux eolomelodikon sur lequel Frédéric se produisit devant le tsar Alexandre Ier en mai 1825.4 5    
 

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Yundi interprète le Nocturne en mi mineur, Opus 72 n° 1 


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Le Nocturne en mi mineur (Opus 72 n°1 6, WN 23, première édition posthume en 1855) a d'abord été considéré comme une œuvre de jeunesse, datée de 1827, l'année du décès d'Emilia. Cette datation a longtemps été jugée indiscutable. Cependant, des musicologues, parmi lesquels Jan Ekier et Mieczysław Tomaszewski, ont situé la composition à une période plus tardive. Tadeusz A. Zieliński estime ainsi que "le style et l’expression de ce Nocturne appartiennent typiquement à la dernière période de création de Chopin, ne serait-ce que par son ton douloureux et élégiaque." 7

 Jean-Jacques Eigeldinger, au contraire, soutient que "le geste final du croisement de mains, nullement indispensable à l’écriture, suffit (entre autres spécificités) à rendre improbables les années postérieures à 1835". L'Institut National Frédéric Chopin (Narodowy Instytut Fryderyka Chopina), situe l'œuvre entre 1827 et 18308

En écho à la période douloureuse marquée par le décès de la sœur de F. Chopin en 1827, et à la "bouleversante force d'expression" de ce Nocturne, permettez-moi une éventuelle et brève digression chronologique.  

extrait de partition
nifc.pl
Localisation sur une carte
Localisation du Palais de Kazimierz, du Palais Czapski, de la rue du Faubourg de Cracovie, et de la rue Mazowiecka (📸 La Pologne et les voyages de F. Chopin – Google My Maps)




1. Marie-Paule Rambeau: Chopin, L'enchanteur autoritaire, p. 98 
2. Institut National Frédéric Chopin (Narodowy Instytut Fryderyka Chopina): Pianos from Chopin's time
3. Marie-Paule Rambeau: Chopin, L'enchanteur autoritaire, p. 72
4. Narodowy Instytut Fryderyka Chopina: Skład instrumentów Buchholtza
5. Diverses orthographes du terme sont retrouvées: 

6. Ce Nocturne est classé Opus 72' pour l'Institut National Frédéric Chopin : Nocturne in E minor
7. 8. 
Tadeusz A. Zieliński: Frédéric Chopin, respectivement page 775 et 813
9. Narodowy Instytut Fryderyka Chopina: Nocturne in E minor

📚 Sources: Bibliographie

➡️  Découvrez le circuit du voyage de F. Chopin en cliquant sur l’épisode 14: Echo du voyage de F. Chopin: sur les traces de l'été 1827, de Płock àAntonin (Biographie #14)

 La chronologie des œuvres de Chopin est détaillée dans la page Œuvres complètes


Une partie de cet article est inspiré d'un tweet publié le 22 septembre 2022: Hanami sur X : 💐 C'est l'oeuvre d'un génie...

Cet article a inspiré un message publié sur Facebook le 10 avril 2025: Chopin l'Enchanteur🌹 Le 10 avril 1827, Emilia... 

Note: afin de faciliter la recherche, en raison des contraintes de clavier, les noms cités sont orthographiés ici sans signe diacritique ni déclinaison: Wincenty Krasinski, Tadeusz A. Zielinski, Mieczyslaw Tomaszewski, Swietokrzyska, Fryderyk, Przedmieście, Barcinska, Palac Czapskich, éolomélodikon

(Biographie #13)


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