Le premier concert parisien de Frédéric Chopin se fait attendre. Initialement prévu le 25 décembre 1831, il est d’abord reporté au 15 janvier en raison de l’absence de cantatrice, puis une seconde fois à cause d’une maladie de Kalkbrenner. Finalement, l’évènement a lieu le 25 février 1832.
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Programme du concert du 25 février 1832 (📸 J-J. Eigeldinger, Chopin, âme des salons parisiens, p. 121) |
Une controverse a existé quant à la date exacte. Le programme du concert, découvert par Jean-Jacques Eigeldinger à la Pierpont Morgan Library de New York, mentionne le 25 février. Cette information est confirmée par une note dans le journal de Friedrich Wieck 1, qui assista à la soirée.
La majorité des biographes ont retenu la date du 26 février, notamment en s'appuyant sur le compte-rendu du critique musical François-Joseph Fétis. 2 D’autres sources, comme une lettre de Nicolas Chopin à son fils, et une lettre de Ludwika, la sœur de Frédéric, toutes deux datées du 24 février, évoquent également le 26 février. 3 Et enfin, l'analyse des calendriers de 1831 et 1832 montrent que toutes les dates envisagées (25 décembre, 15 janvier, 26 février) tombent un dimanche. 4
Jean-Jacques Eigeldinger et l'Institut national Frédéric Chopin de Varsovie, quant à eux, retiennent la date du samedi 25 février. 5 6
L’évènement a un double objectif : introduire un jeune pianiste prometteur, annoncé comme élève de Kalkbrenner, et mettre en valeur les instruments de la manufacture Pleyel. 7 Pour se faire, des musiciens de renom sont conviés à se produire sur scène. 8
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Programme du concert du 15 janvier 1832, finalement reporté au 25 février (📸pianoinspires.com et alamyimages.fr) |
Le concert se déroule dans les salons de MM. Pleyel et Cie, situés au 9, rue Cadet, au premier étage de l’Hôtel Cromot du Bourg, construit au XVIIIe siècle.9 Inaugurés le 1er janvier 1830, ces espaces servent principalement d’exposition et de démonstration pour les pianos Pleyel. 10
Ces salons, au nombre de trois, existent toujours. Celui où Chopin joua, d'une surface de 54 m², était attenant à deux autres plus petits, de 30 m² chacun. Friedrich Wieck, déçu, nota: « au lieu d'une salle, trois pièces, dont deux assez petites.» 11 « C'est à peine si une centaine d'auditeurs enflammés ont pu tenir dans ces trois pièces contiguës » relève Jean-Jacques Eigeldinger. 12 L'atmosphère était néanmoins plus intime que dans la future salle Pleyel, inaugurée en décembre 1839 rue de Rochechouart, qui pouvait accueillir au moins 300 spectateurs. 13
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La façade de l'Hôtel Cromot du Bourg, au 9, rue Cadet à Paris (📸 google.fr/maps) |
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L’antichambre de l’hôtel Cromot du Bourg (en 2018 11, 📸paris-promeneurs.com) |
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L’un des salons de réception de l’hôtel Cromot du Bourg (en 2018 11, ©NellyRodi, 📸paris-promeneurs.com) |
Kalkbrenner, actionnaire de la firme Pleyel, dispose de ces salons pour organiser le concert 14. Le choix du programme est stratégique : Chopin est inconnu du public, il faut susciter l’intérêt et garantir le succès. 15 Néanmoins, la présence d’un jeune Polonais sur scène ne peut que séduire un auditoire acquis à la cause polonaise. 16
En première partie, Frédéric interprète son Concerto en mi mineur. 17 En seconde partie, Kalkbrenner met à l’honneur une Grande Polonaise pour six pianos, interprétée par Chopin et lui-même, accompagnés de Hiller, Mendelssohn, Osborne et Sowiński. 18 Ainsi Kalkbrenner distingue Frédéric des quatre autres pianistes, plus célèbres que lui, qui tiennent le rôle de l’orchestre. 19
Cette Grande Polonaise, précédée d’une Introduction et d’une Marche, est une réadaptation d’une oeuvre antérieure, initialement écrite pour piano et quintette à cordes. 20
Mendelssohn, retenu par un concert de charité, est finalement remplacé par Stamaty, initialement prévu. 21
Chopin joue sur un piano unicorde, un instrument modeste en comparaison du grand piano à queue utilisé par Kalbrenner.
Il enleva son auditoire
Si la salle n’est pas comble, l’auditoire est composé de connaisseurs et de représentants de l’aristocratie polonaise à Paris 23. Frédéric est consacré ce soir-là par « toutes les notabilités musicales de la capitale», écrit Ferdinand Hiller. 24
Il ajoute : « il y joua son Concerto en mi mineur, des Mazurkas et des Nocturnes, et enleva son auditoire. Mendelssohn de son côté le couvrit d’applaudissements frénétiques ». Franz Liszt, également présent, confirmera « ces applaudissement les plus redoublés » dans sa biographie. 25
On ignore cependant si ces Mazurkas et Nocturnes furent jouées en rappel. 26
Friedrich Wieck note dans son journal: "Le Concerto de Chopin est d'une beauté et d'une originalité incomparable." Cependant, il relève que « Chopin a joué ses Variations Opus 2, de telle façon qu'elles étaient à peine reconnaissables sur ce piano à queue de Kalkbrenner dur et récalcitrant, qui ne permettait ni nuances ni expression, et où le jeu n'est rien d'autre qu'étranglé ». 22
Il y a de l’âme dans ses chants, de la fantaisie dans ses traits et de l’originalité dans tout
François-Joseph Fétis 27, critique influent, « porte-voix 28» de Kalkbrenner, et actionnaire minoritaire chez Pleyel 29, publie le 3 mars 30 dans la Revue Musicale dont il est l’éditeur 31, une critique « aigre-douce » 32:
« [...] Mais voici un jeune homme qui, s’abandonnant à ses impressions naturelles et ne prenant point de modèle, a trouvé, sinon un renouvellement complet de la musique de piano, au moins une partie de ce qu’on cherche en vain depuis longtemps, c’est-à-dire l’abondance d’idées originales dont le type ne se trouve nulle part. […] Il y a de l’âme dans ses chants, de la fantaisie dans ses traits et de l’originalité dans tout. Trop de luxe dans les modulations, du désordre dans l’enchaînement des phrases, de telle sorte qu’il semble quelquefois entendre une improvisation plutôt que de la musique écrite, tels sont les défauts qui se mêlent aux qualités que je viens de signaler. Mais ces défauts appartiennent à l’âge de l’artiste; ils disparaîtront quand l’expérience sera venue. Si la suite des travaux de M. Chopin répond à son début, on ne peut douter qu’il ne se fasse une réputation brillante et méritée.Comme exécutant, ce jeune artiste mérite aussi des éloges. Son jeu est élégant, facile, gracieux, a du brillant et de la netteté. Il tire peu de son de l’instrument, et ressemble, sous ce rapport, à la plupart des pianistes allemands ; mais l’étude qu’il fait de cette partie de son art, sous la direction de M. Kalkbrenner, ne peut manquer de lui donner une qualité importante d’où dépend le nerf de l’exécution, et sans laquelle on ne peut modifier les accents de l’instrument. » 33
Revue musicale du 3 mars 1832: première page et les deux pages de l'article sur le concert de F. Chopin (📸 Digital public library of America, pages 33, 38 et 39)
Notre Szopen a plu
Le succès de Chopin atteint Varsovie, où le Kurjer warszawski du 29 mars 1832 rapporte: « Notre Szopen a plu, on lui a rendu justice en tant que compositeur et artiste » 34
Frédéric saura entretenir une relation courtoise avec Kalkbrenner 35 tout en affirmant son indépendance artistique. Ils resteront toute leur vie en bons termes. 36 Chopin dédiera à Kalkbrenner son Concerto en mi mineur, celui-là même dont ce dernier avait biffé des passages de l’Allegro qu’il jugeait superflus. 37😅
1. Friedrich Wieck (1785-1873), célèbre professeur de piano, et père de la pianiste Clara Wieck, future épouse de Robert Schumann (Wikipedia: Friedrich Wieck )
2. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée (préface de Rafał Blechacz), p. 193
3. Nicolas: « D’après ta dernière lettre, ton concert doit avoir le lieu le 26 ». Ludwika : « Nous ne croyons pas qu’il puisse avoir lieu le 26. ») (Bronisław Edward Sydow : Correspondance de Frédéric Chopin, tome II (Korespondencja Fryderyka Chopina), p. 64)
5. Institut National Frédéric Chopin (Narodowy Instytut Fryderyka Chopina): 25 February, et Jean-Jacques Eigeldinger : Chopin, âme des salons parisiens, p. 16 et 37
6. La librairie Morgan, qui conserve ce programme, note sur son site internet (en date du 9 mars 2025) que le concert s’est en fait tenu le 26 février. "The concert actually took place on February 26, 1832" (The Morgan Library and Museum)
7. Jean-Jacques Eigeldinger: Chopin et Pleyel, p. 92-93
8. Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire, p. 255
9. Le style et la décoration remontent aux années 1760. (Jean-Jacques Eigeldinger : Chopin, âme des salons parisiens, p. 37.) Voir également: Jean-Jacques Eigeldinger: Chopin et Pleyel, p. 91 et Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée, p. 185
10. Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire, p. 255, confirmé par Wikipedia : Salle Pleyel
11. Jean-Jacques Eigeldinger: Chopin et Pleyel, p. 91 et Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée p. 188 (texte et photos). La réhabilitation de 2018 a respecté l'aspect initial des salons, tels que Piotr Witt a pu les visiter en 2008.
12. Jean-Jacques Eigeldinger : Chopin, âme des salons parisiens, p. 16.
13. 300 places pour Jean-Jacques Eigeldinger: Chopin et Pleyel, p. 91, 550 places pour Wikipedia: Salle Pleyel
14. 15. Tadeusz A. Zieliński : Frédéric Chopin, p. 341
16. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée, p. 181
17. Jean-Jacques Eigeldinger: Chopin et Pleyel, p. 91. Le Concerto en fa mineur (Opus 21) était initialement prévu: Narodowy Instytut Fryderyka Chopina: 25 February
18. Tadeusz A. Zieliński : Frédéric Chopin, p. 342
19. Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire p. 261
20. Opus 92 pour Jean-Jacques Eigeldinger: Chopin et Pleyel, p. 92. Opus 93 pour IMSLP: Friedrich Wilhelm Kalkbrenner
21. Lettre de Chopin du 12 décembre à Tytus, lettre de Mendelssohn à sa famille du 13 février 1832 (Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire p. 261), et Jean-Jacques Eigeldinger: Chopin et Pleyel, p. 92
22. Jean-Jacques Eigeldinger : Chopin, âme des salons parisiens, p. 120
23. Jean-Jacques Eigeldinger: Chopin et Pleyel, p. 92 et Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire, p. 262
24. Ferdinand Hiller dans son livre: Felix Mendelssohn-Bartholdy. p. 132
25. Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire p. 262
26. Jean-Jacques Eigeldinger: Chopin et Pleyel, p. 91
27. François-Joseph Fétis: 1784-1871 (Wikipedia: François-Joseph Fétis)
28. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée, p. 196
29. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée, p. 196
30. Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire p. 262
31. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée, p. 167 et 196
32. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée, p. 195
33. Tadeusz A. Zieliński : Frédéric Chopin, p. 343, Jean-Jacques Eigeldinger : Chopin, âme des salons parisiens, p. 122
34. Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire, p. 263
35. Jean-Jacques Eigeldinger: Chopin et Pleyel, p. 90
36. Tadeusz A. Zieliński : Frédéric Chopin, p. 344
37. Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire p. 253
📚 Sources : Bibliographie
➡️Explorez la vie de F. Chopin, de l'enfant prodige et espiègle à l'adulte bien éloigné des clichés, en cliquant sur ce lien : Biographie
Note: afin de faciliter la recherche, en raison des contraintes de clavier, les noms cités sont orthographiés ici sans signe diacritique ni déclinaison : Bronislaw, Zielinski, Fryderyk, Sowinski
Biographie #70
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