Publié le :  août 20, 2024,  par

Les derniers adieux à Varsovie (📖46)

   (Dernière mise à jour: 9 juillet 2025)


     
   Après son dernier concert du 11 octobre 1830, où il n’a pas manqué d’inviter Konstancja Gładkowska, Frédéric fait circuler parmi ses amis, avant son départ de Varsovie, l’album qui ne le quitterait plus en voyage.
Le Palais Wessel ou Poste saxonne
Le Palais Wessel ou Poste saxonne (dessin de W. Gerson, gravure de S. Minheymer, parue dans l'Hebdomadaire illustré (Tygodnik Illustrowany), seconde moitié du XIXe siècle, 📸 Warszawski Barok)


Konstancja y écrit deux petits poèmes le 25 octobre:

 « Tu accomplis les tristes changements du destin,
II faut nous y résigner.
N'oublie pas, inoublié,
Que l'on t'aime bien en Pologne. » 

« Pour faire la couronne de ta gloire impérissable,
Tu abandonnes les amis chers et la famille bien-aimée.
Les étrangers pourront mieux reconnaître ta valeur.
Ils t'estimeront. Mais certes
Ils ne pourront t'aimer plus ardemment que nous. » 1

Manuscrit du poème de Konstancja Gładkowska
Manuscrit du poème de Konstancja Gładkowska noté sur l'album de F. Chopin le 25 octobre 1830 (📸 chopin.nifc.pl)

Frédéric ajoutera quelques années plus tard un mot sur cette page: « Moga », c'est-à-dire: « lls le peuvent ».  2

Cet album relié de toile bleu marine fut brûlé en 1944 par les Allemands, mais une copie put être sauvée. 3 4 

L'actuel Palais Wessel
L'actuel Palais Wessel, proche du Café Telimena (bâtiment jaune, anciennement Café Pani Brzezińska à l'époque de F. Chopin, où il aimait retrouver ses amis)



De la Poste saxonne à la porte de Wola 


Le 2 novembre 1830, au soir, Frédéric quitte Varsovie à bord de la malle-poste en direction de Kalisz, où il doit retrouver son ami Tytus Woyciechowski.
Dans l’après-midi, il avait déposé ses bagages à la Poste Saxonne sur la rue du Faubourg de Cracovie [Krakowskie Przedmieście], avant de partir en fiacre avec un groupe d'amis vers la périphérie ouest de la ville, à l'octroi de Wola [Wolą]. Là ils purent se faire leurs derniers adieux dans une taverne en attendant la diligence. 5

Le Palais Wessel [Pałac Wesslów] ou Poste saxonne [Poczta Saska], situé au n° 25 de la rue Krakowskie Przedmieście, à l'intersection des rues Krakowskie Przedmieście, Trębacka et Kozia, était alors le principal bureau de poste et également le point de départ des diligences. Frédéric y déposa ses bagages, mais ne monta pas à bord du véhicule à cet endroit.

 Les bagages devaient être remis au moins deux heures à l'avance, et Frédéric en profita pour passer ce temps précieux avec ses proches. Sa place étant réservée dans la diligence, il put l'attendre avec ses amis au péage de Wola [Rogatki Wolskie], où les passagers devaient faire vérifier leurs passeports et leurs billets. 6 7

Henryk Nowaczyk, dans son ouvrage Chopin’s Travels, note que la malle-poste dans laquelle Chopin voyagea était équipée pour dix passagers. 8

La tradition voulait que le compositeur et ses proches se retrouvent dans la Taverne jaune sur la rue Połczyńska. Cependant, Piotr Mysłakowski fait justement valoir que cette taverne était trop éloignée des barrières de péage. Il semble beaucoup plus probable que les amis, attendant la diligence, se soient retrouvés à l’auberge Sous Wola, située dans les jardins d'Aleksander Unruh (aujourd'hui à l'angle des rues Wolska et Młynarska). 9 10 11

Localisation sur une carte
Localisation du domicile de F. Chopin (Palais Czapski), de la Poste saxonne, du péage de Wolą et de la "taverne jaune" rue Połczyńska (La Pologne et les voyages de F. Chopin – Google My Maps)


La cantate de l'adieu 


Un article publié le lendemain dans le Courrier de Varsovie [Kurier Warszawski] rapporte l’évènement en ces termes: "De nombreux amis de l’artiste, menés par le recteur Elsner, l’ont accompagné jusqu’à Wola [Wolą], où, lors des adieux, les élèves de l’école de musique ont chanté Né en terre polonaise [Zrodzony w polskiej kraini]."

Sur les paroles de Ludwik Adam Dmuszewski, rédacteur en chef du Courrier de Varsovie, qui avait depuis longtemps manifesté beaucoup de bienveillance envers Frédéric, le compositeur de cette Cantate pour voix d’hommes avec accompagnement de guitare était Elsner lui-même. Ce dernier nota dans ses mémoires qu’elle fut "interprétée par ses condisciples de la classe de composition du conservatoire à l’auberge Sous Wola [Pod Wolą], où nous attendions la diligence qui devait l’emporter". 12 13 14


"Que selon la coutume polonaise, le mazur et le krakowiak aimés soient chantés par tes tons bouleversants qui exaltent notre pays."


« Né en terre polonaise
Que ton talent soit fameux partout
Lorsque tu seras sur les bords du Danube
De la Sprée, du Tibre ou de la Seine,
Que selon la coutume polonaise,
Le mazur et le krakowiak aimés
Soient chantés
Par tes tons bouleversants
Qui exaltent notre pays.
Cherche l’enthousiasme et la gloire
La récompense de ton talent et de tes peines
En proclamant les chants de notre peuple
Son compatriote légitime
Tu ajouteras une couronne à sa gloire. »


"Bien que tu quittes notre pays, ton cœur reste parmi nous"


Un choeur suivit les parties en solo, avec les paroles suivantes :

« Bien que tu quittes notre pays,
Ton cœur reste parmi nous ;
Et le souvenir de ton talent…
Nous te souhaitons de tout cœur le succès partout. » 15 

La diligence arrive au péage vers sept heures du soir.16 Frédéric monte à bord et quitte Varsovie, puis bientôt la Pologne, sans savoir alors que ce serait pour toujours.

Le même jour, avant son départ, il date le manuscrit de ses deux premières Études du futur opus 10 : en do majeur et en la mineur. 17


🕊️ Début de la série « Instant musical »

A la fin de certains épisodes de cette biographie, l’écoute d’une ou plusieurs pièces sera proposée dans un Instant musical. L'objectif est d'éviter de surcharger un seul article avec un trop grand nombre d’œuvres — comme les douze Études de l’opus 10, par exemple. Ce moment d'écoute sera accompagné, lorsque cela est possible, de manuscrits, ainsi que de brèves notes issues des écrits de biographes ou de musicologues.
L’ordre chronologique de la vie de Chopin et de ses manuscrits sera respecté autant que possible, bien que la numérotation finale des opus ne soit pas toujours suivie. 
Dans le cas des Études, certaines apparaîtront avant d’autres, selon leur date de composition ou d’autographe. 

Il convient de noter que la datation précise de chaque Étude du recueil reste incertaine : pendant près de quatre ans, Chopin n’a cessé de les remanier et de les parachever — jusqu’à la veille de leur publication. 18  
Le 2 février 1833, l'éditeur parisien Schlesinger informe son homologue de Leipzig, Kistner, que Chopin « cisèle encore les six dernières Études et promet maintenant, sans faute, les dernières Études et le Concerto pour la semaine prochaine ». 19

Ce premier instant débute en novembre 1830, alors que Chopin quitte sa Pologne natale. Il emporte avec lui non seulement ses partitions, mais aussi ses premières grandes œuvres pour piano seul — dont les Études qui allaient bientôt bouleverser l’histoire du clavier. 

Le jour même de son départ, le 2 novembre 1830, Chopin date le manuscrit de deux des Études qui formeront plus tard l’opus 10 : la n° 1 en do majeur et la n° 2 en la mineur. 

La vocation première de l’étude se confond presque avec la notion d’exercice20 Le terme Exercice a été utilisé pour la première fois par Domenico Scarlatti: Esercizii pour son premier recueil de Sonates21  D’autres compositeurs avant Chopin ont publié des Études pour le piano, où l’exercice s’associe parfois d’une dimension artistique (Czerny, Clementi, Hummel, Heller, Moscheles, Liszt…). 
Mais avec Chopin, l’ambition est nouvelle. Son premier recueil opus 10, selon Jean-Jacques Eigeldinger, « déchire toujours le ciel pianistique avec l’intensité de l’éclair »22

Le compositeur lui même affirme : « rien ne pourrait m’ôter l’idée et le désir, peut-être trop audacieux mais noble, de créer un monde nouveau »23


🎼 Étude en do majeur op. 10 n° 1 


Cette première Étude est probablement le « grand Exercice en forme» que Chopin évoquait dans une lettre à son ami Tytus24
Friederike Müller-Streicher, l'une de ses élèves,  rapporte que Chopin lui recommandait de la travailler très lentement en disant "cela élargit la main et vous donne des gammes d'accords, comme des coups d'archet"25
Jean-Jacques Eigeldinger y voit une filiation profonde avec Bach : « le début de l’Opus 10 s’enracine dans J.S. Bach pour mieux sauter dans un avenir inédit. […] Le paradigme du prélude initial du Clavier bien tempéré avec son do-mi-sol-do-mi-sol-do-mi est agrandi aux dimensions de tout le clavier. […] »26
 
Etude Op. 10 n° 1 premières mesures
nifc.pl

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Maurizio Pollini interprète l'Étude en do majeur opus 10 n° 1
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🎼 Étude en la mineur op. 10 n° 2 

L'Étude n° 2 en la mineur, en contraste avec la force de la précédente, sonne selon Zieliński « comme le souffle d'un zéphyr »27 Elle est conçue pour délier les doigts faibles (3e, 4e, 5e), qui se chevauchent dans la gamme chromatique28
Eigeldinger ajoute que l'« on conserve une épreuve unique, entièrement doigtée de sa main » de cette Étude, et précieuse pour comprendre son « doigté inorthodoxe (certains on parlé d’une réminiscence des clavecinistes) »29
Etude Op. 10 n° 2 premières mesures
nifc.pl
Épreuve corrigée de l'Etude Op. 10 n° 2 avec le doigté annoté par Chopin
Épreuve corrigée de l'Etude Op. 10 n° 2 avec le doigté annoté par Chopin (📸 Wikipedia)

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Maurizio Pollini interprète l'Étude en la mineur opus 10 n° 2
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passage piéton avec un motif de clavier
Passage piéton avec un motif de clavier, près du Palais de la culture et de la science à Varsovie (📸 rtrp.jp)


1. 2. 3. Bronisław Edward Sydow: Correspondance de Frédéric Chopin, tome I (Korespondencja Fryderyka Chopina)
4. Marie-Paule Rambeau: Chopin, l’Enchanteur autoritaire (page 196)
5. Institut National Frédéric Chopin (Narodowy Instytut Fryderyka Chopina) : Wola
6. Chopin Point : Pałac Wesslów lub Poczta Saska
7. Warszawski Barok: Pałac Wesslów vel Poczta Saska 
8. 9. Institut National Frédéric Chopin (Narodowy Instytut Fryderyka Chopina) : Wola
10. The Chopin Society UK:  Połczyńska
11. Koncertowe Centrum Edukacji Muzycznej Zespołu Państwowych Szkół Muzycznych im. Fryderyka Chopin : https://www.facebook.com/profile.php?id=100064043379000
12. Institut National Frédéric Chopin (Narodowy Instytut Fryderyka Chopina) : Wola
13. Marie-Paule Rambeau: Chopin, l’Enchanteur autoritaire (page 197)
14. 15. Tadeusz A. Zieliński: Frédéric Chopin (page 231)
16. Institut National Frédéric Chopin (Narodowy Instytut Fryderyka Chopina) : Wola
17. Institut National Frédéric Chopin (Narodowy Instytut Fryderyka Chopina):  november 2, 1830
18. 19. Marie-Paule Rambeau: Chopin, l’Enchanteur autoritaire, page 299
20. Jean-Jacques Eigeldinger: Frédéric Chopin, p. 45
21. Marie-Paule Rambeau: Chopin, l’Enchanteur autoritaire (page 299)
22. Jean-Jacques Eigeldinger: Frédéric Chopin, p. 46
23. Bronisław Edward Sydow : Correspondance de Frédéric Chopin, tome II (Korespondencja Fryderyka Chopina) p.52-53  
24. Bronisław Edward Sydow : Correspondance de Frédéric Chopin, tome I (Korespondencja Fryderyka Chopina): lettre du 20 octobre 1829 à Tytus Woyciechowski  
25. Jean-Jacques Eigeldinger: Chopin vu par ses élèves, p. 99 et Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire, p. 300 et 343 (citent Niecks) 
26. Jean-Jacques Eigeldinger: Frédéric Chopin, p. 48
27. Tadeusz A. Zieliński : Frédéric Chopin, p. 303
28. Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire, p. 300
29. Jean-Jacques Eigeldinger: Frédéric Chopin, p. 48 

📚 Sources : Bibliographie

➡️Découvrez le concert inattendu de F. Chopin à Wrocław en cliquant sur l'épisode 47 : Le concert imprévu de F. Chopin à Wrocław (Biographie #47)

 La chronologie des œuvres de Chopin est détaillée dans la page Œuvres complètes


Note: afin de faciliter la recherche, en raison des contraintes de clavier, les noms cités sont orthographiés ici sans signes diacritiques, sans déclinaisons, ligatures, ni autres particularités typographiques:  Bronislaw, Zielinski, Fryderyk, Krakowskie Przedmiescie, Wola, Palac Wesslow, Trebacka, Polczynska, Piotr Myslakowski, Mlynarska, Etude, coeur

(Biographie #46)








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