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"Espérons qu’aucune capitale étrangère ne le retiendra pour toujours": le dernier concert de F. Chopin à Varsovie (Biographie #45)
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Marie Taglioni dans La Sylphide, John Samuel Templeton (détail, 📸 fineartamerica.com) |
"C’est l’oeuvre d’un génie"
Le poète Stefan Witwicki, présent parmi les invités, commente la prestation dans le Journal général national (Dziennik Powszechny Krajowy) du 25 septembre:
« Dois-je me répandre en éloges de cette nouvelle œuvre? Je me contenterai d’un seul mot : c’est l’oeuvre d’un génie. L’originalité et la grâce de l’idée, la richesse de l’imagination, le talent pour les arrangements, et enfin une exécution magistrale émerveillèrent les auditeurs. […] Avant un mois, il doit partir pour l’étranger.
"Espérons qu’aucune capitale étrangère ne le retiendra pour toujours"
[…] espérons qu’aucune capitale étrangère ne le retiendra pour toujours ; mais qu’auréolé d’un nouvel éclat, il reviendra au sein de sa famille, dans sa ville natale, pour se consacrer à la gloire de l’opéra polonais, qui peut attacher à son nom de très grands espoirs. » 1
L’exécution publique a lieu le 11 octobre au Théâtre national de Varsovie. Frédéric a choisi lui même le programme : outre le Concerto, sous la direction de Carlo Soliva, il interprète la Fantaisie sur des airs polonais. Il parvient également à obtenir la présence de Konstancja Gładkowska et d' Anna Wołków, non sans difficulté, une autorisation ministérielle étant requise !
Le public, moins nombreux que lors de la première du Concerto en fa mineur (opus 21), mais comptant néanmoins sept cents personnes, est enthousiaste. La presse, préoccupée par les évènements politiques, n’en fait pas l’écho, en dehors du Courrier de Varsovie (Kurjer Warszawski) qui, le lendemain, considère le Concerto comme « l’une des œuvres musicales les plus accomplies, en particulier l’Adagio et le Rondo, qui suscitèrent une satisfaction unanime. L’auteur et virtuose fut acclamé au début et à la fin de chaque morceau. » 2 3
En phase avec les mouvements de libération européens, la colère gagne en Pologne. Des manifestations spontanées d’opposition au gouvernement éclatent et les arrestations se multiplient à Varsovie. Pressentant une insurrection et Frédéric ayant obtenu son passeport pour l'Autriche, son père ne le retient plus au pays. 4 5
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Rafał Blechacz et le Royal Concertgebouw Orchestra interprètent le 1er mouvement (Allegro Maestoso) du Concerto en mi mineur n° 1 opus 11
Frédéric relate ces nouvelles dans ses deux lettres à son cher ami Tytus Woyciechowski des 5 et 12 octobre 1830.
"Je jouerai sur l'instrument que la Belleville n'a pas voulu me donner l'autre fois"
« [Varsovie] le 5 octobre 1830Mon bien-aimé,
Combien j'avais besoin d'une lettre de toi pour me tranquilliser ! Tu ne saurais croire combien je suis ennuyé par cette attente maudite mais inévitable. Après l'essai du deuxième Concerto avec l'orchestre, une exécution en public a été décidée. Elle aura lieu lundi prochain. Ainsi, je me produirai donc le 11 de ce mois avec ce Concerto. Si d'une part je m'en réjouis peu, de l'autre, je suis curieux de voir l'effet qu'il produira. Le Rondo fera, je crois, impression sur tout le monde. Soliva m'a dit en en parlant "Il vous fait beaucoup d'honneur ", Kurpiński en a vanté l'originalité et Elsner, le rythme. Je pourrais avoir ce qu'on appelle une belle soirée pourvu qu'il n'y ait ni clarinettes ni bassons déplorables entre les parties de piano. Gładkowska chantera dans la première partie et Wołków, dans la seconde. […] Je jouerai sur l'instrument que la Belleville n'a pas voulu me donner l'autre fois et, au plus tard huit jours après le concert, je serai hors de Varsovie.
"Les mouchoirs ourlés, les pantalons achevés. Il ne me reste plus qu'à faire mes adieux"
« J'ai déjà acheté une malle pour le voyage, mon trousseau est prêt; les partitions sont corrigées; les mouchoirs ourlés, les pantalons achevés. Il ne me reste plus qu'à faire mes adieux. Et c'est le plus pénible. Quelqu'un qui t'est très proche éprouvera cette misère. Mes parents et les enfants aussi ;
[…] Une nouvelle : Gorski, le père -celui qui ne sait plus parler- vient d'épouser Mademoiselle Pongowska. Il avait figure-toi, décidé de se marier à l'insu de toute sa famille. Au moment où il se disposait à monter en voiture pour aller à Bielany où la cérémonie nuptiale allait se célébrer, survient son fils Vladimir. Celui-ci, ignorant que son père allait prendre place dans cet équipage en qualité de jeune marié, lui demanda de l'accompagner dans cette promenade. Le père se débarrassa du fils en lui donnant un billet pour Preciosa, puis se hâta d'aller à Bielany où on le mit en état de se pouvoir coiffer des attributs du cerf. 😅
[…] Nowakowski est en ce moment à Bialystok pour y prendre vent de ce qui s'y passe ; il y aurait une place là-bas pour lui. J'espère qu'il n'en reviendra pas. […]
Donne ta bouche, mon bien-aimé ; tu m'aimes encore, j'en suis convaincu et j'ai toujours peur de toi comme d'une sorte de tyran, je ne sais pourquoi mais j'ai peur de toi. Par Dieu, toi seul peut quelque chose sur moi, toi et... personne d'autre. C'est peut-être la dernière lettre que je t'écris.
Jusqu'à la mort, ton
F. Chopin
A propos, les demoiselles du Conservatoire m'ont, depuis longtemps, déjà, chargé de te saluer. Gład [kowska], et Wołków doivent rester pendant un an encore sous la coupe de Soliva. Elles m'ont avoué que cette tutelle leur pesait déjà. » 6
"Et je vous annonce, Monsieur, que je n'ai pas eu du tout le trac"
« [Varsovie] mardi, le 12 octobre 1830
Mon bien-aimé,
Mon concert a bien réussi hier. Je me dépêche de t'en envoyer la nouvelle. Et je vous annonce, Monsieur, que je n'ai pas eu du tout le trac; j'ai joué comme si j'avais été tout seul. Tout fut bien. La salle était pleine. On commença par la Symphonie de Goerner. Ensuite, ma Majesté 😅 joua l'Allegro en mi mineur, qui marcha tout seul, à ce qu'il paraît, sur le piano Streicher. Bravos assourdissants. Soliva était content. C'est lui qui dirigeait à cause de l'air avec choeur que Mademoiselle Wołków, habillée de bleu comme un petit ange, chanta fort joliment. Ce fut ensuite le tour de l'Adagio et du Rondo, puis la pause qui sépara la première de la seconde partie.
"Habillée tout de blanc, la tête couronnée de roses, ce qui lui allait admirablement bien"
« Lorsque tout le monde fut revenu du buffet et redescendu de la scène où l'on était monté me rendre compte du bon effet produit, la deuxième partie commença par l'ouverture de Guillaume Tell. Soliva la dirigea bien, elle fit une forte impression. En vérité, l'Italien m'a cette fois marqué tant d'amabilité qu'il me sera bien difficile de m'acquitter envers lui. Il dirigea ensuite l'air de Mademoiselle Gładkowska. Habillée tout de blanc, la tête couronnée de roses - ce qui lui allait admirablement bien - elle chanta la cavatine de La donna del Lago (avec récitatif) et de telle façon qu'hormis l'air de l'Agnès [Agnese], elle n'avait jamais chanté ainsi. Tu connais cela : Oh quante lacrime per te versai. Elle a dit le "tutto detesto" » jusqu'au "si" bas tellement bien que Zielinski a affirmé qu'à lui seul ce "si" valait mille ducats. Cet air avait été transposé pour sa voix qui y gagna beaucoup.
"Pas un coup de sifflet et j'eus le temps de m'incliner quatre fois, et de façon humaine, car Brandt m'a appris"
« Après avoir reconduit Mademoiselle Gładkowska de la scène, nous nous mîmes au Pot pourri sur le thème La lune se lève, etc. [chanson très populaire à Varsovie à cette époque]. Cette fois, je me compris moi-même, l'orchestre se comprit et le parterre s'y reconnut. Le public a attendu la fin du dernier mazoure pour éclater en applaudissements nourris. Je fus rappelé ensuite (facétie accoutumée). Pas un coup de sifflet et j'eus le temps de m'incliner quatre fois, et de façon humaine, car Brandt [Alfons] m'a appris.
"S'il n'avait pas dirigé de façon à ce que je ne puisse m'emballer, je ne sais ce qui se serait passé hier"
« Si Soliva ne s'était pas donné la peine d'emporter partitions chez lui et de les parcourir ; s'il n'avait pas dirigé de façon à ce que je ne puisse m'emballer, je ne sais ce qui se serait passé hier, mais il a su si bien nous tenir tous en main que c'est la première fois que j'ai joué aussi aisément avec un orchestre. La partie de piano a plu beaucoup, dit-on, et Mademoiselle Wołków qui est charmante sur la scène, plut davantage encore. Elle va se produire dans le Barbier samedi, sinon jeudi. Quant à moi je ne pense plus qu'à faire mes bagages et samedi ou, au plus tard, mardi, je partirai via Cracovie. […]
Plus tard à la "Kasza" [semoule], maintenant à ta bouche.
Ton plus attaché
F. Chopin
Les enfants, maman, papa, tout le monde, Żywny - tous en bonne santé – t'embrassent. » 7
1.2.4. Tadeusz A. Zieliński: Frédéric Chopin (respectivement pages 225, 226 et 227)
3.5 Marie-Paule Rambeau: Chopin, l’Enchanteur autoritaire (respectivement pages 195 et 196)
6.7. Bronisław Edward Sydow: Correspondance de Frédéric Chopin,
tome I (Korespondencja Fryderyka Chopina)
📚 Autres sources: Références bibliographiques
➡️ Découvrez les émouvants adieux de Frédéric Chopin à Varsovie en cliquant sur l'épisode 46 : Les derniers adieux de F. Chopin à Varsovie (Biographie #46)
🎧 Les enregistrements de Rafał Blechacz sont détaillés dans l’article Rafał Blechacz et Chopin
⏱ La chronologie de l’oeuvre de F. Chopin est détaillée dans l’article " Oeuvres complètes de F. Chopin par ordre chronologique"
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Note: afin de faciliter la recherche, en raison des contraintes de clavier, les noms cités sont orthographiés ici sans signe diacritique ni déclinaison : Bronislaw, Zielinski, Fryderyk, Gladkowska, Wolkow, Kurpinski
Cet article est inspiré d'un tweet publié le 22 septembre 2022: Hanami sur X : 💐 C'est l'oeuvre d'un génie...
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