Publié le :  février 22, 2025,  par

Se faire un nom à Paris (📖68)

    

     Malgré les encouragements de son ancien professeur Józef Elsner et de sa famille, qui, à l’instar de Witwicki, voient en lui un futur créateur d'opéras 1 2, Frédéric Chopin choisit avant tout de se consacrer à une carrière de pianiste. Il en fait part à Elsner dans une lettre où il souligne les difficultés de se faire un nom à Paris

Fidèle à son esprit incisif et à son humour mordant, il y décrit les musiciens influents de la capitale par un terme ambigu, que les auteurs traduisent différemment : chez Sydow, ce sont des « marionnettes desséchées » 3, tandis que Zielinski préfère l’expression plus triviale de « vieux culs desséchés ».4  Dans son jeu de mots polonais «suszone pupki» 6, Frédéric exploite en effet un  double sens😅. Kalkbrenner, en revanche, échappe à cette catégorisation : bien que Frédéric ait refusé d’être son élève, il lui reconnaît le mérite d’avoir facilité son premier concert. 

Ses nouveaux amis, Hiller, Mendelssohn et Liszt, partagent néanmoins l’avis d’Elsner et de la famille Chopin. Ferdinand Hiller rapporte que Mendelssohn 7, qui venait de rencontrer Frédéric début décembre 1831 et admirait son talent, fut indigné d’apprendre qu’il consentait « à descendre au point de passer pour l’élève de Kalkbrenner »: il entra, selon Hiller dans une véritable colère. 8 Il considérait ce dernier comme le « seul musicien qui se soit montré réellement malveillant et faux » à son égard 9. Hiller raconte également un épisode survenu lors d’une soirée sur la terrasse d’un café du Boulevard des Italiens. Voyant passer Kalkbrenner, les quatre amis l'interpellèrent bruyamment, ébranlant ainsi sa hiératique prestance: « dans son désespoir, il ne savait où donner de la tête, ce qui nous faisait désopiler la rate. La jeunesse est sans pitié ! » 10

Robert le Diable, édition originale de la partition vocale,
Robert le Diable de Meyerbeer, édition originale de la partition vocale, Paris, 1831  (📸 archive.blogs.harvard.edu et momh.org.uk)

Le 14 décembre 1831 11, en réponse à Elsner, qui l’avait encouragé à viser plus haut dans une lettre du 27 novembre, Frédéric expose alors les raisons de son choix : 


"Meyerbeer a dû travailler pendant trois années...avant d’arriver à faire jouer Robert le Diable"

« [...] Je suis contraint de m’ouvrir une voie dans le monde comme pianiste et de remettre à plus tard les perspectives artistiques plus hautes que vous préconisez à juste titre dans votre lettre. […] Plus d’une dizaine de jeunes gens doués, élèves du Conservatoire de Paris, attendent les bras croisés que soient exécutés, l’un ses symphonies, l’autre ses cantates, un autre encore ses opéras qu’ont seulement vus sur le papier Cherubini 12 et Lesueur.  […] Connu avantageusement depuis dix ans comme compositeur d’opéras, Meyerbeer a dû travailler pendant trois années et payer son séjour à Paris avant d’arriver à faire jouer Robert le Diable, cette œuvre qui fait fureur aujourd’hui. (Il lui a fallu notamment attendre que l’on en eut assez d’Auber.) […] Je suis maintenant connu comme pianiste ça et là en Allemagne. Certaines gazettes parlant de mes concerts ont exprimé l’espoir de me voir occuper bientôt l’une des premières places parmi les virtuoses de mon instrument. (Cela veut dire : Disce, puer, faciam te [Apprends, enfant, je te ferai] grand seigneur). Une occasion unique se présente aujourd’hui pour moi de tenir la promesse dont mes capacités innées ont fait entrevoir la réalisation. Pourquoi ne pas la saisir ? Je ne laisserais aucun des pianistes d’Allemagne me donner des conseils car si plus d’un a compris qu’il me manquait encore quelque chose, nul d’entre eux n’a pu déterminer quoi. Quant à moi, je n’apercevais pas alors dans mon œil cette poutre qui aujourd’hui m’empêche de voir plus haut. 


"Le désir peut-être trop audacieux mais noble, de créer un monde nouveau"

« Trois ans, c’est beaucoup, c’est trop. (Après m’avoir étudié de plus près, Kalkbrenner le reconnaît lui-même, ce qui devrait vous prouver qu’un vrai virtuose méritant sa gloire est exempt de jalousie.) […] Je suis tellement convaincu que je ne serai jamais une copie de Kalkbrenner que rien ne pourrait m’ôter l’idée et le désir peut-être trop audacieux mais noble, de créer un monde nouveau et si je travaille c’est pour me tenir plus solidement sur mes pieds. […] Mon concert, mes parents vous l’ont certainement appris, a été remis au 25. J’ai eu grand-peine à l’organiser et, sans Paër, sans Kalkbrenner, et surtout, sans Norblin (qui vous envoie ses compliments), je ne pourrais arriver à le donner dans un délai aussi bref. […] Kalkbrenner et moi [joueront] un duo avec accompagnement de quatre pianos. 


"Ils sont semblables, ces messieurs, à des marionnettes desséchées..."

« Je ne connais Reicha 13 que de vue. Vous savez combien j’étais désireux de lui être présenté. Je suis en relations avec certains de ses élèves. Ils m’ont donné de lui une toute autre idée. Reicha n’aime pas la musique. […] Quant à Cherubini, il ne fait que radoter à propos de la révolution et du choléra. Ils sont semblables, ces messieurs, à des marionnettes desséchées qu’on ne peut considérer qu’avec respect et dont les œuvres doivent servir de matière d’enseignement. […]

Votre élève le plus fidèle,

F. F. Chopin »  


1. Bronisław Edward Sydow : Correspondance de Frédéric Chopin (CFC), tome II (Korespondencja Fryderyka Chopina) : lettre d’Elsner à F. Chopin du 27 novembre 1831, p. 36
2. Bronisław Edward Sydow : Correspondance de Frédéric Chopin, tome II : lettre de Ludwika à F. Chopin du 27 novembre 1831, p. 26
3. Bronisław Edward Sydow : Correspondance de Frédéric Chopin, tome II : p. 53
4. Tadeusz A. Zieliński : Frédéric Chopin, p. 329
5. Institut National Frédéric Chopin (Narodowy Instytut Fryderyka Chopina)do-jozefa-elsnera-w-warszawie
6. Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire, p. 250
7. Felix Mendelssohn Bartholdy, célèbre depuis longtemps,  séjournait alors à Paris durant l'hiver 1831, et s'apprêtait à présenter l'ouverture du Songe d'une nuit d'été en février 1832 au Conservatoire (Tadeusz A. Zieliński : Frédéric Chopin, p. 336)
8. F. Hiller, dans son livre: F. Mendelssohn-Bartholdy (Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire, p. 254 et p. 277 note 117)
9. Lettre de Mendelssohn à sa mère du 15 mars 1832 ( Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire, p. 254 et p. 277, note 119)  
10. Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire, p. 254, 
11. Bronisław Edward Sydow : Correspondance de Frédéric Chopin, tome II : lettre de F. Chopin à Elsner du 14 décembre 1831,  p. 50
12. Luigi Cherubini (1760-1842) est alors directeur du Conservatoire (Jean-Jacques Eigeldinger, Chopin et Pleyel, p. 89) depuis 1822 (et le restera jusqu'à quelque semaines avant son décès) (Wikipedia)
13. Anton Reicha (1770-1835): compositeur d'origine tchèque, professeur de composition au Conservatoire de Paris. (Sydow, CFC tome II p. 27). Il était le représentant de la musique symphonique et de la musique de chambre à Paris. Liszt, établi à Paris depuis 1825, a parachevé ses études avec Paër et lui. (Zieliński p. 323 et 337)

📚 Sources :  Bibliographie

➡️ Explorez la ferveur parisienne pour la cause polonaise en cliquant sur l'épisode suivant: Vivent les Polonais ! 

Note: afin de faciliter la recherche, en raison des contraintes de clavier, les noms cités sont orthographiés ici sans signe diacritique ni déclinaison : Bronislaw, Zielinski, Fryderyk, Jozef Elsner

Biographie #68

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