Publié le :  février 19, 2025,  par

Kalkbrenner : maître ou opportuniste ? (📖67)

     
     
 La proposition de Kalkbrenner d'enseigner à Frédéric Chopin pendant trois ans a été fraîchement accueillie  par sa famille et par son ancien professeur, Józef Elsner. Ainsi, le 27 novembre 1831, Elsner, Nicolas, Ludwika et Izabella avaient pris chacun la plume pour le mettre en garde.


Portrait de Józef Elsner
Portrait de Józef Elsner, huile sur toile, après 1847, auteur inconnu (📸 Collections de l’Institut National Frédéric Chopin)


"Enseigner la composition ne consiste pas à dicter des règles"


Elsner, ayant autorisé Frédéric à faire lire sa lettre à Kalkbrenner 1 y avait exprimé sobrement sa réticence :
« […] je me réjouis d’autant plus de son accueil qu’il t’a promis de te révéler les secrets de son art, mais je m’étonne qu’il ait fixé un terme de trois ans pour te faire atteindre ce but. […] 
Mais jamais je n’ai pensé faire un élève de toi ou de Nidecki. Je le dis avec orgueil bien que je me félicite de vous avoir donné des leçons d’harmonie et de composition. Enseigner la composition ne consiste pas à dicter des règles, surtout lorsqu’on est en présence de disciples dont les capacités sont visibles. C’est à eux de les trouver par eux-mêmes afin d’arriver à se surpasser un jour. […]

 

"...son individualité géniale transposée dans ses œuvres et continuant à y vivre

 
« En un mot : l’artiste (tirant profit de tout ce qui l’entoure et le répandant autour de lui), ne peut trouver qu’en lui-même et par son propre perfectionnement ce qui émerveillera ses contemporains. La cause de cette admiration et d’une gloire réellement méritée et dans le présent et dans l’avenir, n’est autre en effet que son individualité géniale transposée dans ses œuvres et continuant à y vivre. […]
Mes hommages au Comte Plater, à Adalb[ert] Grzymała, à Hoffmann. 
Pour Lesueur, Paër, Kalkbrenner, Naderman, Norblin, mes salutations empressées. Embrasse Orłowski 2, je te prie. […]
Józef Elsner » 3


"Tu as rarement passé une heure entière à exécuter les ouvrages des autres" 


Elsner avait été informé de cette initiative par Nicolas, le père de Frédéric, 4  qui, à son tour, l’avait exhorté à la prudence :
« […]  Tu sais que j’ai fait tout ce qui a dépendu de moi pour seconder tes dispositions et développer ton talent, que je ne t’ai contrarié en rien, tu sais aussi que le mécanisme du jeu t’a pris peu de temps et que ton esprit s’est plus occupé que tes doigts. Si d’autres ont passé des journées entières à faire mouvoir un clavier, tu y as rarement passé une heure entière à exécuter les ouvrages des autres. […] 

 

"Je connais Frédéric, il est bon, il est sans vanité, il a peu de hâte d’améliorer son sort et on le domine facilement"


Mais ce furent surtout les lettres d’Izabella 6, et plus encore celle de Ludwika, la sœur aînée de Frédéric, qui avaient exprimé les véritables sentiments de la famille, bien plus offusquée :
« […] Nous sommes allés voir le bon Elsner […] Il s’est écrié tout en hochant la tête : « Voilà déjà l’envie. Trois ans !   […] Je connais Frédéric, il est bon, il est sans vanité, il a peu de hâte d’améliorer son sort et on le domine facilement. […] 7

 

 "C'est un filou"  

 
« Madame Szymanowska [Szyma dans le texte] a jusqu’à été dire de lui [Kalkbrenner] : «  C’est un filou. »  […] Et puis M. Elsner ne veut pas seulement voir en toi un virtuose du concert, un compositeur pour le piano et un pianiste célèbre car ce sont là choses plus faciles et de moindre valeur. […] Ton génie ne doit pas s’asseoir au piano des concerts, tu dois t’immortaliser par des opéras. […] Pourquoi Liszt aurait-il refusé cette proposition si elle était bonne ? 8


 "...l’outrecuidance et l’arrogance dont Kalkbrenner a fait montre en demandant un crayon pour biffer un passage de ton concerto"

 
« […] Ce qui irrite Elsner au plus haut point, c’est suivant ses propres termes, l’outrecuidance et l’arrogance dont Kalkbrenner a fait montre en demandant un crayon pour biffer un passage de ton concerto dont il avait seulement vu la partition sans avoir pu juger de son ensemble à l’orchestre. […] Le fait de te forcer à effacer ce qui est déjà écrit lui semble impardonnable. […] 9

 

"Frédéric a tiré du sol natal cette originalité, ce rythme... qui le rendent d’autant plus caractéristique et plus personnel que ses pensées sont plus nobles"

 
« Encore une chose, a-t-il dit, Frédéric a tiré du sol natal cette originalité, ce rythme — comment dire ? — qui le rendent d’autant plus caractéristique et plus personnel que ses pensées sont plus nobles. »  Il voudrait que cela te restât. […] À présent que tant des tiens [que tant de Polonais] sont là-bas, ta musique, plus que jamais, peut faire sensation. […] Ce n’est pas la durée d’un séjour de trois ans là-bas qui nous empêche de te répondre immédiatement oui, car de toute manière, nous sommes préparés à ne pas te revoir plus tôt. […] Tu ne me dis rien d’Alexandrine [de Moriolles] 10, est-ce qu’elle ne mérite pas réellement ton affection ? […] » 11


Bronisław Edward Sydow : Correspondance de Frédéric Chopin, tome II (Korespondencja Fryderyka Chopina):

1. Lettre de Ludwika du 27 novembre 1831, p. 29
2. Antoni Orłowski vivait à Paris depuis un an et continuait ses études musicales chez Lesueur (Tadeusz A. Zieliński: Frédéric Chopin, p. 324)
3. Lettre d'Elsner du 27 novembre 1831, p. 34
4. Lettre de Ludwika du 27 novembre 1831, p. 24
5. Lettre d'Elsner du 27 novembre 1831, p. 19, cachets postaux : 17 décembre 1831
6. Lettre d'Izabella du 27 novembre 1831, p. 21
7. 8. 9. Lettre de Ludwika du 27 novembre 1831, respectivement p. 24, 25 et 27
10. Elle était française. Elle rentra à Paris avec ses parents après 1831, p. 31
11. Lettre de Ludwika du 27 novembre 1831,p. 31. 

📚 Sources : Bibliographie 

➡️Découvrez la réponse de Chopin à la lettre d'Elsner en cliquant sur l'épisode suivant : Se faire un nom à Paris


Note: afin de faciliter la recherche, en raison des contraintes de clavier, les noms cités sont orthographiés ici sans signe diacritique ni déclinaison : Bronislaw, Fryderyk, Jozef Elsner, Orlowski

Biographie #67

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