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Rafał Blechacz et Chopin

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« L’artiste conduit la poésie jusqu’à l’impalpable »   « Un coeur pur au piano, en nuances subtiles et racées » (Dernière mise à jour : 23 novembre 2024)  Rafał Blechacz, pianiste classique originaire de Pologne, a acquis une renommée internationale après  sa victoire éclatante au XVe Concours international de piano Frédéric Chopin à Varsovie. Le 21 octobre 2005  1 ,  à seulement vingt ans, il s'est distingué en remportant non seulement le premier prix, mais également tous les prix d'interprétation : meilleure Polonaise, meilleure Mazurka, meilleure Sonate, meilleur Concerto, ainsi que le Prix spécial du public. 2     Rafał Blechacz (📸  Marco Borggreve   ) Sa performance, d'une qualité exceptionnelle, a conduit le jury à ne décerner aucun deuxième prix cette année-là, une situation sans précédent dans l’histoire de ce prestigieux concours, fondé en 1927  3 .  En hommage à cette prouesse, Rafał Blechacz a également reçu une réplique de la couronne de laurier argentée offert

"Combien je me sens étrange et triste": le mal-être de F. Chopin à Vienne (Biographie #55)




    Les semaines s’écoulent à Vienne, et Frédéric Chopin est très peu sollicité, malgré ses espoirs. Le concert promis en décembre dernier par Duport ne semble pas se concrétiser. 

Il reçoit une proposition pour participer à la représentation de la cantatrice Mme Garcia-Vestris  le 6 mars 1831, mais celle-ci est d’abord reportée au 4 avril, puis au 17 avril, pour finalement être annulée. 1  2 

Dans son album, qui lui tient également lieu de journal intime, Frédéric exprime son affliction :  bien qu’il apprécie le parc du Prater, situé sur une petite île du Danube, à Leopoldstadt, à environ trois kilomètres de son domicile, cette oasis de verdure ne suffit pas à alléger son tourment. 

« Combien je me sens étrange et triste - je ne sais que faire - pourquoi suis-je seul !  
 
1er mai 1831, Vienne. 

Comme le Prater était joli aujourd'hui. Des quantités de gens qui ne m'intéressent pas du tout s'y promenaient. J'ai admiré la verdure - les senteurs du printemps - cette nature innocente me rappelait les sentiments de mon enfance - un orage semblait approcher. Je suis rentré chez moi. Il n'y a pas eu d'orage, mais la tristesse s'est emparée de moi. Même la musique ne me console pas aujourd'hui. Il est déjà bien tard, la nuit est venue et je n'ai pas envie de dormir. Je ne sais ce qui me manque et j'ai déjà commencé ma troisième décennie. » 4

Vue de la grande avenue du Prater près du Kaffeehaus, Carl Schütz (1745-1800), eau-forte colorée, Les Collections Princières Liechtenstein (📸 austria-forum.org)

 



Dans une lettre du 14 mai adressée à sa famille 5, Frédéric se veut rassurant. Il décrit avec enthousiasme son séjour à la résidence de campagne du Dr. Malfatti, et partage quelques anecdotes. 


"Serait-ce les soupes de Malfatti qui, agissant comme un baume, m'auraient ôté toute propension à la maladie ?"

« Mes bien chers parents, mes soeurs chéries,  
 
Il m'a fallu observer cette semaine une diète stricte en ce qui concerne la correspondance. Je me dis que j'en recevrai la semaine prochaine et j'attends tranquillement, car j'espère que vous êtes bien portants, à la campagne comme à la ville. 
 
Pour ma part, je suis en bonne santé et sens quel grand bien c'est dans le malheur. Sans cet état exceptionnellement favorable que deviendrais-je ici? Serait-ce les soupes de Malfatti qui, agissant comme un baume, m'auraient ôté toute propension à la maladie ? S'il en est ainsi je le regrette, car nos festins périodiques ont pris fin samedi dernier, Malfatti étant parti pour la campagne avec ses enfants. Vous ne sauriez croire combien l'endroit qu'il habite est joli. II y a exactement aujourd'hui une semaine, je l'ai visité avec Hummel  6. 
En nous montrant sa résidence, Malfatti nous en révéla progressivement les beautés et quand nous eûmes gagné le sommet d'une colline, nous aurions voulu ne plus en redescendre. [...] D'un côté, l'on aperçoit à ses pieds, Vienne s'étendre si loin à l'horizon que la ville semble reliée à Schönbrunn; de l'autre, de hautes montagnes aux flancs parsemés de villages et de monastères font oublier la cité bruyante. 

La villa du Dr Malfatti sur le Küniglberg. Dessin de Milan Sunko d’après une peinture à l’huile d’Alois von Saar (1779-1861).  (📸michaelorenz.blogspot.com  )



"Jamais je n'ai entendu parler d'un autre Chopin"

 « Je suis allé hier à la Bibliothèque Impériale avec Kandler 7. Depuis longtemps, j'avais l'intention de visiter la très riche collection d'anciens manuscrits musicaux qui s'y trouvent et je n'en avais pas encore trouvé l'occasion. […] imaginez-vous mon étonnement quand parmi les manuscrits les plus récents j'aperçus un livre sous un étui avec cette inscription : "Chopin", C'était assez volumineux et joliment relié. 
"Jamais je n'ai entendu parler d'un autre Chopin", pensais-je en moi-même. Il y a bien un Champin et je pensais que ce nom avait sans doute été altéré de la sorte. Je retire l'ouvrage de sa gaine, je l'ouvre et reconnais ma propre écriture. 
Haslinger, figurez-vous, a déposé le manuscrit de mes Variations à la Bibliothèque. Je pensais alors : "Sots, vous avez bien là quelque chose à conserver !" [...] »

 


Pourtant, la solitude et la nostalgie de sa famille et de ses amis pèsent de plus en plus lourd. La superficialité de la musique viennoise, en particulier le traitement des motifs polonais, l’agace profondément. Ces sentiments transparaissent dans sa lettre du 28 mai à sa famille 8:

« Je reviens de la poste, mais il n'y avait rien pour moi. J'ai reçu mercredi, une lettre de Madame Jarocka avec un post-scriptum du cher papa qui fut pourtant bien avare de ses mots. J'en déduis cependant que tout va bien à la maison. Je conjure Marceli [Celiński] et Jeannot [Matuszyńskide m'écrire puisqu'ils sont méchants au point qu'il m'est impossible de leur faire ajouter ne serait-ce qu'une ligne pour moi à vos lettres. Je suis si furieux que j'irai même jusqu'à leur renvoyer les leurs sans les avoir décachetées. Ils invoqueront sans doute le manque de temps pour s'excuser, mais moi je le trouve bien pour vous écrire, chaque semaine, de longues lettres. [...] Je m'aperçois que ma lettre sera bien ennuyeuse, n'y voyez pas la preuve de maladie; tout au contraire, je me porte bien et m'amuse parfaitement. 


"Czerny, le fabricant viennois, spécialiste de friandises musicales n'a pas encore pris de motifs polonais pour thèmes de ses Variations"

« Aujourd'hui, [...], je compte aller au théâtre où l'on donne un concert. Herz 9, ce petit violoniste juif qui fut à un cheveu de se faire siffler chez nous à la soirée de Mademoiselle Sontag, s'y fera entendre [...]. A la fin du concert, Herz interprètera de ses Variations sur des thèmes polonais. Pauvres motifs polonais ! Vous ne vous doutez pas de quels chants juifs on vous assaisonnera, tout en appelant cela de la musique polonaise pour attirer le public ! 
Allez donc défendre ensuite la musique polonaise; allez parler d'elle en connaissance de cause et l'on vous traitera de fou, d'autant plus que Czerny, le fabricant viennois, spécialiste de friandises musicales n'a pas encore pris de motifs polonais pour thèmes de ses Variations. [...] 
 
    Mercredi je suis resté chez les Bayer jusqu'à deux heures du matin avec Slavik. C'est un des artistes de Vienne qui me consolent des autres et avec lequel je me sens en intimité. Il a joué ce soir-là comme un second Paganini [...]. Comme je regrette, ah ! oui, je le regrette que Tytus n'ait pas eu l'occasion de faire sa connaissance. […]



"Je ne fais que rêver de vous. Cette effusion de sang aura-t-elle une fin ?" 

      « Que devenez-vous ?... Je ne fais que rêver de vous. Cette effusion de sang aura-t-elle une fin? Vous allez, je le sais, me dire : "De la patience". Alors je me console de cette manière. 
     Il y a eu jeudi une soirée chez Fuchs 10. Limmer, un des meilleurs artistes de Vienne s'y est produit dans ses compositions pour quatre violoncelles. Comme à son habitude, Merck a rendu celles-ci plus aimables qu'elles ne le sont en réalité. Nous sommes restés chez Fuchs jusqu'à minuit, Merck ayant eu envie d'exécuter ses Variations avec moi. Il m'a déclaré qu'il aime jouer avec moi et moi aussi j'aime jouer avec lui; alors ensemble nous devons produire bonne impression. C'est le premier grand violoncelliste que j'ai l'occasion d'admirer de près. Je ne sais quelle impression me fera Norblin 11. Surtout n'oubliez pas de m'envoyer une lettre pour lui. »

 

   
Enfin, le jour du concert, le 11 juin 1831, arrive, mais Frédéric n’y éprouve plus aucun enthousiasme. Deux jours avant ce concert au Kärntnertortheater 12, où il avait triomphé l’année précédente, il écrit dans son album 13 :


« Le concert que je dois donner dans deux jours est annoncé par des affiches et dans les journaux et cela m'est aussi indifférent que s'il ne devait jamais avoir lieu. Je n'écoute pas les compliments, ceux-ci me semblent de plus en plus bêtes. J'ai envie de mourir et de nouveau, je voudrais voir mes parents. 


"Il me semble que je ne l'aime plus et pourtant elle ne me sort pas de la tête"  

     « Son image [Konstancja] est continuellement devant mes yeux ; il me semble que je ne l'aime plus et pourtant elle ne me sort pas de la tête. Tout ce que j'ai vu jusqu'à présent à l'étranger me semble vieux, insupportable, tout m'y fait seulement soupirer après la maison, après ces moments délicieux que je n'ai pas estimés à leur valeur. Ce qui naguère me semblait grand me paraît ordinaire aujourd'hui, et ce que je trouvais banal jadis m'apparait aujourd'hui incroyable – extraordinaire - trop grand, trop haut. Les gens d'ici ne me sont rien ; ils sont bons mais ils ne le sont pas d'eux-mêmes ; ils le sont par habitude : ils font tout platement, médiocrement, avec trop d'ordre. Et cela m'achève. Je préférerais même ne plus sentir la médiocrité. »


Occupé par ses compositions, surtout ses Etudes 14, Frédéric ne perd cependant pas son temps à Vienne. Il met en musique deux poèmes de son recueil favori, les Chansons pastorales [Piosnki sielskie]  de Witwicki 15 , des œuvres qui reflètent bien son état d’esprit à cette période :

Smutna Rzeka (Rivière Triste, opus 74 n° 3, WN 39), décrit des événements et des mystères des terres slaves du Sud, dans un ton de douce plainte. Chopin a donné à la chanson un caractère de lamentation retenue. 16
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 Hana Blažíková et Katarzyna Drogosz interprètent Smutna rzeka (Rivière Triste, piano : Graf 1819) 
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Narzeczony (Le Fiancé, opus 74 n° 15, WN 40) raconte l’histoire d’un fiancé revenant d’un long voyage, et qui découvre que sa bien-aimée est décédée. Chopin a suivi l’inspiration du texte, et sa chanson adopte ainsi la forme et le rythme d’une dumka (élégie). Cependant, le piano  forge une atmosphère surréaliste et étrange. Les ondulations chromatiques des octaves à l’unisson donnent un avant-goût de l’expression qui imprégnera le Finale de la Sonate en si bémol mineur. 17

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Hana  Blažíková et Katarzyna Drogosz interprètent Narzeczony (Le Fiancé, piano : Graf 1819) 

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1. Tadeusz A. Zieliński: Frédéric Chopin page 285
2. Institut National Frédéric Chopin (Narodowy Instytut Fryderyka Chopina) : 4 April 
3. Bronisław Edward Sydow: Correspondance de Frédéric Chopin, tome I (Korespondencja Fryderyka Chopina), pages 254-255
4. Marie-Paule Rambeau: Chopin, l’Enchanteur autoritaire, page 218
5. Bronisław Edward Sydow: Correspondance de Frédéric Chopin, tome I, page 255
6. Ce doit être le fils de Hummel, Eduard Hummel, qui, le 7 mai 1831, accompagna Chopin à la propriété de campagne de Malfatti. En effet, à ce moment-là, Johann Nepomuk Hummel était absent de Vienne. (Michael Lorenz : A godson of Frederic Chopin)
7. François-Xavier Kandler (1792-1831) musicologue viennois,  qui a promis à Chopin des lettres pour Cherubini et pour Paër. (Bronisław Edward Sydow: Correspondance de Frédéric Chopin, tome I, page 259)
8. Bronisław Edward Sydow: Correspondance de Frédéric Chopin, tome I, page 259
9. Leo Herz, de Lvov (ville actuellement ukrainienne, qui fut longtemps polonaise),Tadeusz A. Zieliński: Frédéric Chopin, page 286
10. Alis Fuchs (1799-1853) amateur d'art, collectionneur d'autographes et de portraits. Violoncelliste amateur, ami de Beethoven (Bronisław Edward Sydow: Correspondance de Frédéric Chopin, tome I, page 261)
11. Louis-Pierre Norblin (né à Varsovie en 1781) fils de Norblin de la Gourdaine, violoncelliste, élève puis -de 1826 à 1846 professeur au conservatoire de musique de Paris. Premier violoncelliste à l'Opéra de Paris. (Bronisław Edward Sydow: Correspondance de Frédéric Chopin, tome I, page 262)
12. Ce concert a été donné le 11 juin 1831 au Kärntnertortheater. Chopin y a donné son  Concerto en mi mineur avec accompagnement d’orchestre. (Bronisław Edward Sydow: Correspondance de Frédéric Chopin, tome I, page 263) 
13. Bronisław Edward Sydow: Correspondance de Frédéric Chopin, tome I, page 262
14. Au moins trois d’entre elles furent écrites en Pologne, tandis que les autres datent de son séjour dans la capitale autrichienne et en Allemagne.  (Tadeusz A. Zieliński: Frédéric Chopin, page 247)
15. Tadeusz A. Zieliński: Frédéric Chopin, page 251
16. Institut National Frédéric Chopin : Smutna Rzeka
17. Institut National Frédéric Chopin : Narzeczony


📚 Sources: Références bibliographiques

➡️ Poursuivez l’exploration du séjour de Frédéric Chopin à Vienne en découvrant l’épisode suivant:  Vienne, le concert du 11 juin 1831 et la désillusion de F. Chopin (Biographie #56)

⏱ La chronologie de l’oeuvre de F. Chopin est détaillée dans l’article " Oeuvres complètes de F. Chopin par ordre chronologique"


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Note: afin de faciliter la recherche, en raison des contraintes de clavier, les noms cités sont orthographiés ici sans signe diacritique ni déclinaison : Bronislaw, Zielinski, Fryderyk,Matuszynski, Celinski 

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