Publié le :  février 28, 2025,  par

Vivent les Polonais ! (📖69)

 

 La cause polonaise suscite une vive émotion à Paris. Les Parisiens manifestent une solidarité marquée envers les Polonais après l'échec du soulèvement contre le tsar Nicolas Ier. Les chants patriotiques polonais, comme la Mazurka de Dombrowski[Mazurek Dąbrowskiegorésonnent dans leurs cœurs. 1

Affiche 1 de la pièce Les Polonais
Les Polonais, pièce historique d'Auguste Le Poitevin de l'Égreville, Théâtre du Cirque Olympique, 22 décembre 1831 (📸gallica.bnf.fr)

Les théâtres de la capitale se sont emparés de ce thème brûlant. Le mélodrame Les Polonais d'Auguste Le Poitevin de l'Égreville, créé le 22 décembre 1831, connaît un succès retentissant au Cirque Olympique, le théâtre équestre des Frères Franconi. 2 3  Pourtant, Frédéric Chopin et ses compatriotes sont consternés par la représentation caricaturale et mièvre de leur lutte. Cette période est marquée par un certain déclin intellectuel, où l'émotion l'emporte souvent sur l'information, notamment dans la presse populaire et le théâtre.  4

Le 25 décembre 1831, Frédéric observe depuis son balcon une manifestation de soutien au général Ramorino, fraîchement revenu de Pologne après la chute de Varsovie  5, et la relate dans une lettre du même jour à son ami Tytus Woyciechowski

Son concert, prévu le même jour, doit être reporté au 15 janvier malgré l'aide précieuse de ses amis Norblin et Kalkbrenner, par suite du refus de l'Académie royale de musique de libérer une cantatrice. 6 7  À cette époque, les programmes sont en effet panachés 8, et la présence de ces artistes lyriques est indispensable, soulignant les défis organisationnels auxquels le jeune compositeur, encore inconnu, doit faire face.

Comptant sur la participation de Sowiński à son concert, Frédéric le ménage, mais il n’en est pas moins la cible de l'humour incisif de ce dernier dans sa lettre. Bien que partageant tous deux une passion commune pour la musique nationale, Frédéric ne manque pas de relever le manque de finesse de Sowiński, créant une dynamique singulière entre les deux musiciens. 


« Paris, le 25 décembre 1831, 

Ma vie bien aimée, 

Voici la deuxième année que mes vœux de fête doivent franchir dix frontières pour arriver jusqu'à toi. Te voir en chair et en os pendant la durée d'un seul regard te conserverait mieux à mon cœur que dix lettres. Aussi j'abandonne cette question. Je ne veux pas t'écrire ex abrupto et je n'ai pas acheté un de ces petits recueils que filles et garçons vendent ici dans les rues pour deux sous. Curieux peuple ! Quand vient le soir, partout on entend crier le titre de nouvelles petites feuilles volantes, et, pour un sou, on peut acheter trois ou quatre pages de sottises imprimées telles que l’Art de se faire des amants et de les conserver ensuite, les Amours des prêtres, l'Archevêque de Paris et Mme la duchesse de Berry et mille autres obscénités de ce genre fort spirituellement écrites parfois. 

Le Général Ramorino
Le Général Ramorino "dessiné d'après nature à son arrivée à Paris"(📸  itoldya420.getarchive.net)



"La classe populaire est profondément irritée"

« En vérité, ils sont intéressants à observer les moyens employés ici pour gagner un grosz. Il faut te dire que la misère est grande en ce moment. Peu d'argent en circulation. On rencontre quantité de gens en guenilles dont les physionomies sont hautement significatives. Bien souvent, on entend des menaces contre ce sot de [Louis-] Philippe qui ne tient plus que par un cheveu à son ministère. La classe populaire est profondément irritée. A chaque moment, elle est prête à tout tenter pour sortir de sa situation pénible; mais malheureusement le gouvernement la surveille très étroitement et la gendarmerie montée disperse le moindre rassemblement. 


"J'ai pour moi tout seul un très gracieux balcon de fer qui surplombe la rue"

« J'habite au quatrième étage mais dans un endroit des plus délicieux car c'est sur les boulevards. J'ai pour moi tout seul un très gracieux balcon de fer qui surplombe la rue si bien que je découvre, à droite et à gauche, une grande étendue. Ramorino est descendu en face de chez moi, il loge Cité Bergère, grande cour servant de passage. Tu auras probablement appris de quelle manière notre général a été reçu en Allemagne et, qu'à Strasbourg, les Français se sont attelés aux brancards de sa voiture. En un mot, tu sais quel enthousiasme il soulève partout. Paris n'a pas voulu se laisser surpasser à cet égard. Un millier de jeunes gens peu gouvernementaux, groupés derrière un drapeau tricolore ont traversé toute la ville pour aller saluer Ramorino. [...] Bien qu'il fut chez lui, Ramorino ne voulut pas s'exposer à des désagréments avec le gouvernement (quel sot !) et il s'abstint de se montrer en dépit des cris et des appels : Vivent les Polonais, etc. [...] Quelques jours après, [...] une foule [...] se porta vers la maison de Ramorino. Comme une avalanche, le cortège grossit au fur et à mesure qu'il avançait, tant et si bien qu'au pont (Pont neuf), la cavalerie voulut le disperser. Il y eut des blessés en grand nombre. Cependant quantité de gens s'assemblèrent au boulevard juste sous mes fenêtres pour se joindre à ceux venus de l'autre côté de la ville. La police fut impuissante contre ces masses serrées. 


"Tu ne peux imaginer l'impression que me fit la voix menaçante du peuple soulevé"

« Tout à coup, survient un détachement d'infanterie. Des hussards, des adjudants de la place à cheval occupent les trottoirs. Pleine de zèle, la garde repousse la foule de plus en plus nombreuse et qui commence à gronder. On arrête des manifestants, on se saisit du peuple libre. Terreur. Les magasins se ferment. Des attroupements sur le boulevard à tous les coins de rue. Sifflets. Des estafettes vont et viennent au galop. Les fenêtres sont garnies de spectateurs (comme jadis chez nous lors des grandes fêtes). Cela a duré de onze heures du matin à onze heures du soir. Déjà, je me réjouissais en pensant qu'il en sortirait peut-être quelque chose mais, vers onze heures du soir, tout s'est terminé par un chœur immense : Allons, enfants de la patrie. Tu ne peux imaginer l'impression que me fit la voix menaçante du peuple soulevé. On espérait que cette émeute, comme on dit ici, se poursuivrait le lendemain mais, jusqu'à présent, les sots se tiennent tranquilles. 10 [...]


" Des amis qui en furent témoins se sont étonnés comme moi de pareilles sottises de la part de Français ! "

« Au théâtre Franconi, où l'on ne joue plus que des pièces à grand spectacle avec figuration et chevaux, on donne actuellement un drame racontant l'histoire de nos derniers temps. La foule s'y presse avec fureur pour admirer tous ces costumes. On y voit mademoiselle Plater au milieu de comparses affublés de noms tels que Lodoiski, Faniski ; l'une d'elles s'appelle même Floresca. Le général Gigult y est présenté comme étant le frère de mademoiselle Plater, etc. Mais rien ne m'a amusé comme l'affiche d'un petit théâtre annonçant que la mazurka : Ieszore polska mirgineta 11, de Dobruski serait jouée pendant l'entr'acte. Aussi vrai que je t'aime, ce n'est pas une plaisanterie. Des amis qui en furent témoins se sont étonnés comme moi de pareilles sottises de la part de Français ! 

Le deuxième Cirque Olympique des frères Franconi
Le deuxième Cirque Olympique des frères Franconi (jusqu'en 1826: 2e cirque olympique,📸 Wikipedia


"Mes sentiments sont toujours en syncope avec ceux des autres"

« A propos, mon concert a été remis au 15 [janvier]; monsieur Véron, directeur de l'Opéra, m'ayant refusé le concours d'une cantatrice. [...]

Comme je voudrais que tu sois ici. Tu ne pourrais croire combien je suis triste de n'avoir personne auprès de qui m'épancher. Tu connais la facilité avec laquelle je me lie, tu sais combien j'aime parler à quiconque de n'importe quoi, eh bien ! j'en ai par-dessus les oreilles de semblables connaissances alors que je ne puis confier un soupir à personne. Mes sentiments sont toujours en syncope avec ceux des autres. Je m'en tourmente et tu ne pourrais croire à quel point j'aspire à une pause pendant laquelle, de toute une journée, personne ne me parlerait. 


"Mes oreilles en rougissent"

« Il m'est insupportable, pendant que je t'écris, d'entendre tinter la sonnette et qu'un être grand, solide et pourvu de moustaches énormes s'introduise auprès de moi, prenne place au piano et se mette à improviser Dieu sait quoi en dehors de tout sens commun. Il tape sur le clavier et le broie, saute sur place, croise les mains et, pendant cinq minutes, frappe la même note d'un doigt formidable créé de toute évidence pour le fouet et les guides de quelque régisseur du fond de l'Ukraine. Tel est le portrait de Sowiński qui ne possède d'autres vertus que d'avoir une bonne figure et un bon cœur pour lui tout seul. Jamais rien ne représentera pour moi le charlatanisme ou la bêtise en art comme ce que je dois entendre alors tout en me débarbouillant et en me promenant dans ma chambre. Mes oreilles en rougissent. Je l'expulserais volontiers mais je dois le ménager et même lui rendre son affection. Impossible d'imaginer rien de pareil, mais comme ceux qui ne s'y connaissent qu'en cravates le tiennent pour quelqu'un, alors il faut fraterniser. 

Le Cirque Olympique, L'illustration, 1846
 Boulevards de Paris, L’Illustration, 1846, détail centré sur le Théâtre National du Cirque Olympique (📸 David Rumsey.com )


"Tu sais combien j'ai toujours cherché à exprimer le sentiment de notre musique nationale et comme i'y suis, en partie, arrivé"

« Mais ce qui surtout me fait tourner le sang, c'est son album de chansons grossières, dénuées de sens et nanties des pires accompagnements, sans la moindre connaissance ni de l'harmonie, ni de la prosodie et s'achevant par des contredanses qu'il appelle recueil de chants polonais. Tu sais combien j'ai toujours cherché à exprimer le sentiment de notre musique nationale et comme j'y suis, en partie, arrivé. Alors rends-toi compte de l’agrément que j'éprouve lorsqu'ayant glané par-ci par-là, chez moi quelque phrase dont toute la beauté réside souvent dans l'accompagnement, il se met à la jouer à la manière d'un organiste de village ou d'un musicien de gargote, de taverne ou de mastroquet. Il n'y a rien à lui faire comprendre car il ne peut concevoir une phrase musicale autrement que de la façon dont elle vient de sortir de sa patte. Cest un Nowakowski du côté gauche. Et quel bavard ! Il parle de tout et surtout de Varsovie où il n'est jamais allé. [...] 


"Une divinité aux cheveux noirs ornés d'une rose"

 « A l'instant même, alors que j'allais entamer la description d'un bal ou j'ai été ravi par une divinité aux cheveux noirs ornés d'une rose, voici que je reçois ta lettre. Tout le moderne sort de mon esprit. Je me rapproche plus encore de toi. Je te prends la main et je pleure. J'ai reçu ta lettre de Lwow. 


"Ma santé est bien misérable"

« Nous nous reverrons d'autant plus tard, si jamais nous nous revoyons, car, à vrai dire, ma santé est bien misérable. Extérieurement, je suis gai, surtout parmi les miens (j'appelle miens les Polonais) mais intérieurement bien des choses me font souffrir. Certains pressentiments, des rêves ou bien l'insomnie, la nostalgie, l'indifférence, le désir de vivre et, un moment plus tard, celui de mourir, une sérénité délicieuse, une sorte d'engourdisserment, je me sens loin de tout et, parfois des souvenirs précis me tourmentent : l'amertume, l'aigreur, un affreux mélange de sentiments me bouleversent et m'agitent.

Affiche 2 de la pièce Les Polonais
Les Polonais, pièce historique d'Auguste Le Poitevin de l'Égreville, Cirque Olympique, 22 décembre 1831 (📸gallica.bnf.fr)


"Je suis plus bête que jamais"

« Je suis plus bête que jamais. Ma vie, pardonne-moi. C'est assez. Et maintenant, je vais m'habiller puis je prendrai une voiture pour aller au dîner donné aujourd'hui en l'honneur de Ramorino et de Langermann au Rocher de Cancale, le plus grand restaurant de Paris. Il y aura plusieurs centaines de convives. Kunasik et le brave Biernacki m'ont apporté une invitation il y a quelques jours. [...]


"Tu m'as fait le don de quatre pages et de trente sept lignes"

« Ta lettre m'a apporté aujourd'hui beaucoup de nouveautés. Tu m'as fait le don de quatre pages et de trente sept lignes. Depuis ma venue en ce monde, je n'avais jamais reçu rien de pareil. A nul moment, tu ne m'as ainsi comblé — et j'avais besoin de quelque chose de ce genre. Ce que tu m'écris sur la voie que je dois suivre est une vérité répondant à mes convictions. Mais, mon cher, ne trouve pas mal que j'aille de l'avant dans mon propre équipage 12, ayant seulement loué un cocher pour les chevaux. 

Pardonne-moi, mon ami, le disparate de ma lettre. Je la termine sinon je ne pourrais la mettre à temps à la poste. On est son propre maître et son propre serviteur. Ecris, de grâce, aie pitié. Je t'embrasse. A toi jusqu'à la mort. 

Fryc. 

J'envoie cette lettre comptant sur ton esprit de charité. »


1. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée (préface de Rafał Blechacz), p. 172-173; Tadeusz A. Zieliński : Frédéric Chopin p. 325-326; et Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire p. 245
2. Le nom complet de la pièce est : « Les Polonais, évènements historiques en 4 actes et 2 tableaux » (Bronisław Edward Sydow: Correspondance de Frédéric Chopin, tome II, p. 59)
3. En 1831, le Cirque Olympique se situait au 66, boulevard du Temple (Wikipédia: Le Cirque Olympique et Circus Parade: 3e Cirque Olympique) 
4. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée, p. 178
5. Girolamo Ramorino (1792-1849), général italien. Il fit toutes les campagnes de l'armée française jusqu'en 1815. Il prit part à l'insurrection polonaise de 1830-31. (Bronisław Edward Sydow : Correspondance de Frédéric Chopin, tome II p. 5; Tadeusz A. Zieliński : Frédéric Chopin p. 325; et Wikipedia)
6. Tadeusz A. Zieliński : Frédéric Chopin p. 341-342, Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire, p. 251
7. 8.  Jean-Jacques Eigeldinger: Chopin et Pleyel, p. 90
9. Bronisław Edward Sydow : Correspondance de Frédéric Chopin (Korespondencja Fryderyka Chopina), tome II, p. 56
10. Ce passage a été dénaturé par Edouard Ganche dans : Frédéric Chopin, sa vie et ses œuvres, au point de changer du tout au tout les sentiments que Chopin y exprime. C'est de ce texte que d'autres biographes ont déduit que Chopin avait peur des mouvements populaires et se cantonnait assez égoïstement dans son art.  (Bronisław Edward Sydow : Correspondance de Frédéric Chopin, tome II, p. 58)
11. Cette affiche aurait dû porter « Jeszcze Polska nie zginela » [La Pologne n'a pas encore péri]. Tel est en effet le titre non d'une mazurka de Dobruski mais de la célèbre Marche triomphale de Dombrowski(Bronisław Edward Sydow : Correspondance de Frédéric Chopin, tome II, p. 59)
12. Allusion à l'indépendance de sa musique (Bronisław Edward Sydow : Correspondance de Frédéric Chopin, tome II,  p. 63)

📚 Sources :  Bibliographie

➡️ Découvrez les Salons Pleyel et le premier concert de Chopin à Paris en cliquant qur l'épisode suivant:  Le premier concert parisien

Note: afin de faciliter la recherche, en raison des contraintes de clavier, les noms cités sont orthographiés ici sans signe diacritique ni déclinaison : Bronislaw, Zielinski, Fryderyk, Egreville, Sowinski, Dabrowski, Rafal Blechacz

Biographie #69


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