(Dernière mise à jour: 6 avril 2025)
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L'appartement de F. Chopin au 27, boulevard Poissonnière (Paris 2e, au dernier étage du bâtiment de droite, 📸 ma photo) |
La première lettre connue de Frédéric Chopin écrite depuis Paris date du 18 novembre 1831, et est adressée à son ami Norbert Kumelski. 1
Sur un ton humoristique, Frédéric partage ses premières impressions de la capitale française, et évoque ses rencontres avec des célébrités ainsi que des compatriotes.
Son intégration rapide est facilitée par la sympathie des Français envers la cause polonaise, la présence à Paris de nombreux réfugiés de l'Insurrection, ainsi que par la culture française transmise par son père. Maîtrisant parfaitement la langue depuis son enfance, Frédéric n’a pas eu besoin des leçons qui lui avaient été nécessaires pour perfectionner son allemand à Vienne. 2
Durant les premières semaines, il fait la connaissance de plusieurs figures majeures du milieu musical, dont l'affable Ferdinando Paër (1771-1839), grâce à la lettre de recommandation remise par Malfatti.
Ferdinando Paër, compositeur italien, établi depuis longtemps à Paris, a marqué sa génération avec ses opéras, dont Agnese (1809). Ce dernier, qui fut un succès retentissant jusqu’aux années 1840, a exercé une influence notable sur les compositeurs d’opéra qui lui ont succédé, et a impressionné Chopin. Paër a occupé les fonctions prestigieuses de « maître de chapelle de la Cour» de Napoléon Ier puis de Louis-Philippe. Il a été également directeur de l’Opéra-Comique, puis du Théâtre-Italien. 3 4 5 6
Grâce à l'intervention de Paër, Frédéric obtint du Bureau des passeports l'autorisation de « rester à Paris pour y exercer son art ». 7 C'est également par son intermédiaire qu'il fit la connaissance de Rossini, Cherubini, Friedrich Kalkbrenner 8, ainsi que de jeunes pianistes prometteurs tels que Liszt, Mendelssohn et Hiller.
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Portrait de Ferdinando Paër, par Nicolas-Eustache Maurin (📸 Collin Estampes) |
Mariée à un libertin, le comte Mieczysław Potocki, elle s’en sépara avant de s’établir à Paris en 1831. Son salon était fréquenté par la haute société. Elle deviendra l'élève de Chopin probablement au début des années 1830 et le restera pendant plusieurs années. 12 13
Elle habitait à quelques pas de Frédéric, dans un appartement en rez-de chaussée situé au bout de la rue Richelieu, près du Grand Opéra. 14
Selon Szulc, rapportant les paroles de Liszt et Delacroix, Chopin aimait « se laisser envoûter par le charme de sa voix, qu'il accompagnait au piano ». 15
Outre la gaieté, voire l'insouciance des Parisiens, Frédéric est frappé par la boue et le vacarme omniprésents dans la capitale.
Piotr Witt rappelle à juste titre que si Paris « sent l'écurie », c'est en raison du « plus grand nombre de voitures publiques et privées en Europe. Près de 300 000 circulent chaque jour: fiacres, omnibus, calèches, charrettes de paysans, d'artisans ou de livreurs de marchandises, tonneaux d'arrosage; et cela de cinq heures du matin jusqu'à tard le soir. » 16
Le boulevard Poissonnière, où il réside, est quant à lui, animé en journée par de nombreux vendeurs ambulants et célèbres chanteurs de rue, qui participent à l'effervescence de ce quartier. 17
Dans sa lettre, Frédéric, qui avait sans doute exploré le quartier de la Nouvelle-Athènes, en périphérie de la ville, au nord-ouest des grands boulevards – un lieu fréquenté à la fois par des peintres et des prostituées – évoque également une mésaventure survenue sur la route de Munich, lors de son voyage avec Kumelski. 1
Une rencontre avec des « chanteuses tyroliennes » avait mené à une liaison passagère avec l’une d’elles, une certaine Teresa. Malheureusement, cette aventure eut des conséquences désagréables : Frédéric contracta une infection vénérienne, heureusement bénigne, mais qui nécessita des soins et lui imposa une abstinence de plusieurs mois. 19 20 21
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L'appartement de F. Chopin au 27, boulevard Poissonnière (Paris 2e), les deux fenêtres à gauche au dernier étage (📸 extraite du livre de Piotr Witt 22) |
Le nouvel appartement du 27, boulevard Poissonnière, un petit meublé sous les toits, offre une superbe vue sur Paris. 23 24
Il est situé à proximité du boulevard des Italiens, alors considéré comme l’un des lieux les plus en vue de la capitale : une large avenue baignée de soleil, bordée d’arbres, animée de cafés et de restaurants, où affluent élégance, richesse et vie mondaine. 25
L’aspect de l’ immeuble est resté quasiment inchangé, et l’appartement, avec son étroit balcon au cinquième et dernier étage, occupe l'espace délimité par les deux fenêtres à gauche 26
Grâce à l’intervention de la Société Chopin à Paris, la chambre a gardé sa structure d’origine. 27
Sur la plaque commémorative située au dessus de l’entrée actuelle récemment rénovée, on peut lire: "Frédéric Chopin habita cette maison 1831-1832" :
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Plaque commémorative (📸 ma photo) |
« Tous les Français sautillent et jacassent même quand ils n’ont plus un sou »
« Paris, le 18 novembre 1831 28
Ma vie bien-aimée !
[…] Tu m’écris que tu as été malade, pourquoi n’étais-je pas là ? Je ne l’aurais point permis. Je suis surpris que la danse de l’oblique [skośnego taniec] 29 ne t’ai préservé car, en ce monde, ce n’est vraiment pas la peine de penser. Tu serais vite pénétré de cette maxime si tu étais ici : tous les Français sautillent et jacassent même quand ils n’ont plus un sou.
« Sans doute resterai-je à Paris plus longtemps que je le pensais»
« Je suis arrivé ici sans trop de peine (mais à grand frais), et suis content de ce que j’ai trouvé dans cette ville : les premiers musiciens et le premier Opéra du monde. Je connais Rossini, Cherubini, Paër, etc., etc.
Sans doute resterai-je à Paris plus longtemps que je le pensais, non que j’y sois tellement bien mais qu’il est possible que peu à peu, je parvienne à l’être. Cependant, tu es plus heureux. Tu te rapproches des tiens, tandis que je ne reverrai peut-être pas ma famille.
« Je me lance peu à peu dans le monde »
« Le nombre des Polonais qui sont ici est inimaginable.
[…] avec Walenty Radziwiłł que j’ai rencontré ici […], je dîne aujourd’hui chez les Komar. […] Hier, j’ai dîné chez Madame Potocka, la jolie femme de Mieczysław.
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Delfina Potocka, vers 1830, Moritz Michael Daffinger (📸 Wikipedia) |
Je me lance peu à peu dans le monde; hélas, je n’ai qu’un ducat en poche ! — C’est toutefois mieux que toi ! Mais je ne t’ai encore rien dit de l’impression produite sur moi par cette grande ville après Stuttgart et Strasbourg. On trouve à la fois ici le plus grand luxe et la plus grande saleté, la plus grande vertu et le plus grand vice; à tous les pas, des affiches relatives aux maladies vén...— du bruit, du vacarme, du fracas et de la boue plus qu’il n’est possible de se l’imaginer.
« Le souvenir de Teresa ... m'empêche de goûter au fruit défendu»
« On disparaît dans ce paradis et c’est bien commode : personne ne s’y informe du genre de vie qu’on mène; on peut sortir en plein hiver vêtu de guenilles et fréquenter la plus haute société. Un jour, pour trente-deux sous, tu fais le repas le plus copieux dans un restaurant éclairé au gaz et couvert de glaces, de dorures; le lendemain, il peut t’arriver de déjeûner dans un autre où l’on te servira la portion d’un oiseau tout en te faisant payer trois fois plus cher. Je l’ai, au début, appris à mes dépens.
Que de demoiselles miséricordieuses ! Elles pourchassent les passants. […] Je regrette que le souvenir de Teresa — malgré les efforts de Benedykt qui considère ma peine comme insignifiante — m’empêche de goûter au fruit défendu. Et je connais déjà quelques cantatrices, et plus encore que les chanteuses tyroliennes, celles d’ici sont désireuses du duo.
« Bien des gens m’envient cette vue mais personne mon escalier »
« Parfois, dans mon cinquième étage (j’habite boulevard Poissonnière, n° 27), — tu ne pourrais croire combien est joli mon logement: j’ai une petite chambre au délicieux mobilier d’acajou avec un balcon donnant sur les boulevards d’où je découvre Paris de Montmartre au Panthéon, et tout au long, ce beau monde. Bien des gens m’envient cette vue mais personne mon escalier — souvent donc lorsque, le soir, je regarde mes lettres, quand j’ajoute quelques mots dans mon album et jette un coup d’oeil sur la litanie, il me semble que tous ces souvenirs ne sont qu’un rêve; ce qui s’est passé en réalité me paraît incroyable et plus que tout l’expédition au Schwarzbach — Ces Américains ! Ah ! Rien de pareil. Quand pourrons-nous reparler de tout cela en tête-à-tête?
« C’est le seul auquel je ne sois pas digne de dénouer le cordon de la sandale »
« Je pense rester ici pendant trois ans. Je suis fort lié à Kalkbrenner, le premier pianiste d’Europe. Tu l’aimerais certainement. C’est le seul auquel je ne sois pas digne de dénouer le cordon de la sandale. Les Herz, etc. sont, je te l’assure, de simples fanfarons; jamais ils ne joueront mieux. […]
A toi pour toujours
Fryc
[...]
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Localisation de l'appartement de Chopin au 27 Bd Poissonière, du grand Opéra, et de la Nouvelle-Athènes (La Pologne et les voyages de F. Chopin – Google My Maps) |
1. Institut National Frédéric Chopin (Narodowy Instytut Fryderyka Chopina) : Norbert Alfons Kumelski
2. Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire, page 243
3. Bronisław Edward Sydow : Correspondance de Frédéric Chopin, tome II (Korespondencja Fryderyka Chopina): lettre du 18 novembre 1831
4. Wikipedia: Ferdinando Paër
5. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée (préface de Rafał Blechacz), page 99
6. Selon Piotr Witt (Chopin à Paris, une affaire non classée, p. 139), Paër occupait le poste de directeur du Théâtre-Italien en 1831. En revanche, Tadeusz A. Zieliński (Frédéric Chopin, p. 323), écrit qu'il s'agissait de Rossini. Chopin, dans sa lettre à Tytus du 12 décembre, mentionne Robert comme directeur aux côtés de Rossini. Les pages Wikipédia consacrées au Théâtre-Italien, à Rossini, et à Paër 4, indiquent que ces deux musiciens ont été successivement directeurs à plusieurs reprises, mais sans préciser la situation exacte pour 1831. Marie-Paule Rambeau (Chopin, l'Enchanteur autoritaire, p. 250), quant à elle, note que Rossini renonça à la scène et n'eut plus de fonctions officielles à partir de 1830. Enfin, pour Jean-Jacques Eigeldinger (Chopin et Pleyel, p. 89), Rossini "règne dans les coulisses du Théâtre-Italien".
7. Bronisław Edward Sydow : Correspondance de Frédéric Chopin, tome II: lettre du 1er décembre de Paër et réponse, pages 18-19
8. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée, page 143
9. 10. Tadeusz A. Zieliński : Frédéric Chopin, page 324
11. 12 Narodowy Instytut Fryderyka Chopina: 17 November
13. Bronisław Edward Sydow : Correspondance de Frédéric Chopin, tome II: lettre du 18 novembre 1831
14. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée, page 151
15. Narodowy Instytut Fryderyka Chopina: 17 November
16. 17. 18. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée, respectivement pages 151, 127, 131-133, et 135
19. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée, pages 101, 127 et 135
20. Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire, page 236
21. Tadeusz A. Zieliński : Frédéric Chopin, pages 287 et 803
22. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée, page 116
23. Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire, page 243
24. Société Chopin à Paris : Ses domiciles parisiens
25. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée, page 208
26. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée, page 116
27. Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire, page 244 et page 276, alinéa 89
28. Bronisław Edward Sydow : Correspondance de Frédéric Chopin, tome II: lettre du 18 novembre 1831
29. Bronisław Edward Sydow : Korespondencja Fryderyka Chopina: Paryż, 18 listopada 1831
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