Publié le :  février 01, 2025,  par

L'éminent Professeur Kalkbrenner (📖65)

 Dernière mise à jour: 19 mars 2025

     Dès qu’il en a la possibilité, Frédéric Chopin renoue par courrier avec sa famille et son fidèle ami Tytus, revenu du front blessé mais vivant. Dans une lettre du 12 décembre 1831 1, il lui confie ses impressions sur sa nouvelle vie parisienne, et évoque avec fascination sa rencontre avec Kalkbrenner, pianiste dont le jeu l’a littéralement envoûté. 

Portrait de Friedrich Kalkbrenner
Portrait de Friedrich Kalkbrenner par Henri Grévedon, 1829 (📸Wikipedia


Friedrich Kalkbrenner (1785-1849), son aîné de ving-cinq ans, est alors considéré comme l’un des plus grands pianistes d’Europe
D’origine allemande, il avait étudié au Conservatoire de Paris avant d’entamer une prestigieuse carrière internationale. 2 3 4 Il bénéficia des conseils de Muzio Clementi (1752-1832) 5 et de son élève Johann-Baptist Cramer (1771-1858) 6 7. En 1826, de retour à Paris en virtuose accompli, il décida de s’y établir définitivement. Il jouissait également d’une reconnaissance en tant que compositeur de style brillant. 8  

L’influence de Clementi, admiré par Beethoven, a profondément marqué Kalkbrenner, qui demeure fidèle à ses méthodes. 9 
Chopin inclura régulièrement dans son enseignement des œuvres de Clementi et Cramer, aux côtés de celles de Bach, Beethoven, Hummel et Moscheles.10  

Présenté par Paër, Frédéric fait la connaissance de Kalkbrenner. La description du jeu de Kalkbrenner par son contemporain Antoine-François Marmontel éclaire l’admiration immédiate de Frédéric, qui y retrouve ses propres principes esthétiques: 
« Le piano, sous ses doigts, prenait une sonorité merveilleuse et jamais stridente, car il ne cherchait pas les effets de force. Son jeu, lié, soutenu, harmonieux, d’une égalité parfaite, charmait plus encore qu’il n’étonnait. [...] Ajoutons que l'indépendance parfaite des doigts, l'absence des mouvements de bras, si fréquents de nos jours, nulle agitation de la tête et du corps, une tenue parfaite, toutes ces qualités réunies [...] laissaient l'auditeur tout au plaisir d'écouter, sans le distraire par une gymnastique fatigante.[...] » 11 

Kalkbrenner, quant à lui, reconnaît le talent incontestable de Frédéric, mais est déconcerté par sa technique peu académique. 
Le critique musical François-Joseph Fétis qui connut bien les deux pianistes le souligna ainsi 12 :
« Kalkbrenner trouvait mille incorrections dans le doigté de Chopin — il est vrai que le pianiste polonais avait un système singulier d’enjambement du troisième doigt de chaque main par lequel il suppléait au passage du pouce. Un tel système était aux yeux du classique disciple de Clementi l’abomination de la désolation ».  
 
Chopin plaçait en effet souvent le troisième doigt de la main droite avant le deuxième 13 . On retrouve également un doigté inhabituel dans d’autres œuvres, comme par exemple, l’Etude opus 10 n°2, déjà composée à cette époque, qui n’aurait pas manqué de choquer Kalkbrenner par les chevauchements incessants des 3e, 4e et 5e doigts de la main droite. 

Le succès de Kalkbrenner, renforcé par son mariage avec Madame d’Estaing, fille d’un célèbre amiral,  nourrit une vanité exacerbée, qui frôle parfois le ridicule. 14 Pourtant, Frédéric demeure sous le charme, tandis que la jeune génération de pianistes ne tardera pas à railler cette arrogance. 15  


« Paris, le 12 décembre 1831 [lettre écrite en polonais]

Mon âme bien-aimée, 

Ta lettre m'a rendu la vie. Ta contusion! Les nouvelles les plus contradictoires m'étaient parvenues à son sujet. […] Enfin nous nous reverrons encore dans cette vie! 16 Que de changements, que de misères. Qui aurait pu les prévoir! […]


"Porté par le vent, je suis arrivé ici"

« Porté par le vent, je suis arrivé ici. On y respire doucement mais peut-être est-ce pourquoi on y soupire davantage. Paris, c'est tout ce que l'on veut. A Paris, on peut s'amuser, s'ennuyer, rire, pleurer, faire tout ce qui vous plaît; nul ne vous jette un regard car il y a des milliers de personnes qui y font la même chose et chacune à sa manière. Je ne sais s'il y a nulle part plus de pianistes qu'ici; j'ignore aussi s'il existe ailleurs autant de sottes gens et de virtuoses.
Je suis arrivé à Paris muni de recommandations bien modestes. Une lettre de Malfatti pour Paër, quelques lettres de Vienne pour les éditeurs. C'est tout, car c'est à Stuttgart où me parvint la nouvelle de la prise de Varsovie, c'est là seulement que j'ai pris, vraiment, la résolution de me rendre dans cet autre monde. 

Lithographie de Liszt 1832
Franz Liszt en 1832, lithographie, Achille Devéria (📸 de-academic.com)


"Ce sont tous des zéros en comparaison de Kalkbrenner"

« Grâce à Paër qui est chef d'orchestre à la Cour, j'ai fait la connaissance de Rossini, de Cherubini, etc., de Baillot 17, etc. 
C'est aussi par lui que j'ai été présenté à Kalkbrenner. Tu ne saurais croire combien j'étais curieux de Herz 18 , de Liszt, de Hiller 19 , etc. Ce sont tous des zéros en comparaison de Kalkbrenner. J'ai, je te l'avoue, joué comme Herz et je voudrais jouer comme Kalkbrenner. Si Paganini est la perfection même, Kalkbrenner est son égal mais d'une toute autre manière. Il est bien difficile de décrire son calme [en français dans le texte 20 ], son toucher ensorcelant, l'égalité sans pareille de son jeu et cette maîtrise qui s'affirme dans chacune de ses notes. C'est un géant foulant aux pieds les Herz, les Czerny, etc. et moi par conséquent. 
Qu'est-il arrivé? Présenté à Kalkbrenner, je fus prié par lui de jouer. Ne l'ayant pas entendu au préalable mais connaissant la manière de Herz, je chassai tout orgueil de mon coeur et bon gré, mal gré, je m'assis. 


"Il m'a conseillé de prendre des leçons avec lui pendant trois ans"

« Je jouais mon mi mineur pour qui les Rhénans [...] et toute la Bavière n'arrivaient pas à trouver assez d'éloges. J'étonnai Monsieur Kalkbrenner qui me demanda aussitôt si j'étais un élève de Field. Il déclara que je possédais le toucher de celui-ci avec le jeu de Cramer (mon âme en fut emplie de joie). Elle en éprouva encore plus lorsque Kalkbrenner s'étant mis au piano pour faire étalage se trompa et dut s'arrêter. Mais aussi il aurait fallu entendre comment il fit sa reprise! Je n'avais jamais imaginé rien de pareil! 
Depuis lors nous nous voyons tous les jours, je vais chez lui, il vient chez moi. Après m'avoir bien étudié, il m'a conseillé de prendre des leçons avec lui pendant trois ans, affirmant qu'il ferait de moi quelqu'un de très, très... Je sais combien il me manque, lui ai-je répondu, ajoutant que je ne voulais pas l'imiter et que trois ans c'était trop. 
En attendant, il m'a démontré que je joue d'une façon délicieuse lorsque je suis inspiré et fort mal quand je ne le suis pas — chose qui ne lui arrive jamais. Il m'a observé de plus près et, d'après lui, je n'ai pas d'école, je suis sur une voie charmante mais puis m'égarer. Il a ajouté qu'après sa mort ou lorsqu'il cessera de jouer, il n'y aura plus de représentants de la grande école de piano et que je ne pourrais, même si je le voulais, créer une école nouvelle en ignorant l'ancienne. En un mot, il ne me considère pas comme une machine parfaite et estime que, par cela même, le développement de mes propres idées est entravé. Il trouve du caractère à mes compositions et affirme qu'il serait bien dommage que je ne me montrasse pas à la hauteur de mes promesses. 

Portrait de Ferdinand Hiller vers 1830
Ferdinand Hiller vers 1830, Marie-Alexandre Alophe (📸 annexgalleries.com)


"Ils pensent que celui-ci est mû par son orgueil et qu'il veut pouvoir dire que je suis son élève"

« Ainsi donc si tu étais ici, tu me dirais: « Apprends, mon garçon, quand il est temps encore». Beaucoup me l'ont déconseillé. Ils estiment que je suis capable de jouer aussi bien que Kalkbrenner et pensent que celui-ci est mû par son orgueil et qu'il veut pouvoir dire que je suis son élève, etc., etc. Ce ne sont que facéties; si tout le monde ici éprouve la plus grande estime pour le talent de Kalkbrenner, personne ne peut supporter l'homme car il ne fraternise guère avec le premier imbécile venu et, aussi vrai que je t'aime, il est au-dessus de tout ce que j'ai entendu jusqu'ici. J'ai fait part de sa proposition à mes parents. Ils semblent l'approuver tandis qu'Elsner y voit l'envie. [...] »


1. Bronisław Edward Sydow : Correspondance de Frédéric Chopin, tome II (Korespondencja Fryderyka Chopina) : lettre du 12 décembre 1831, p. 39
2. Tadeusz A. Zieliński : Frédéric Chopin, p. 329 
3. Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire p. 251 
4. Wikipédia : Friedrich Kalkbrenner
5. Wikipédia : Muzio Clementi 
6. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée (préface de Rafał Blechacz), p. 158
7. Wikipédia : Johann Baptist Cramer
8. Tadeusz A. Zieliński : Frédéric Chopin, p. 329 
9. Wikipédia : Friedrich Kalkbrenner
10. Tadeusz A. Zieliński : Frédéric Chopin, p. 605
11. 12. Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire p. 252 
13. 14. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée, respectivement pages 160 et 159
15. Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire p. 254
16. En réalité, ils ne se reverront jamais (Société Chopin à Paris : La vie de Chopin)
17. Pierre-Marie-François de Sales Baillot (1771-1842), violoniste français (Sydow, p. 40), et professeur au Conservatoire (T.A. Zieliński : Frédéric Chopin, p. 328). Premier violon à l'Opéra, il fut l'initiateur du quatuor Baillot, qui assurait à Paris la diffusion des oeuvres des grands classiques. Le violoncelliste Louis-Pierre Norblin en était l'un des partenaires (M.P. Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire p. 251)
18. Henri Herz (1803 - 1888), pianiste et facteur de pianos français (Sydow, p. 40)
19. Ferdinand Hiller (1811-1885), pianiste allemand, ami de Chopin (Sydow, p. 40). Il avait été l'élève de prédilection de Hummel, et s'était installé à Paris en 1828. (M.P. Rambeau, Chopin, l’Enchanteur autoritaire p. 257)
20. Tadeusz A. Zieliński : Frédéric Chopin, p. 329

📚 Sources : Bibliographie 

➡️Découvrez la suite de la lettre de Chopin à Tytus, de sa découverte des pianos Pleyel à celle de son pouvoir de séduction, en cliquant sur l'épisode suivant: "Les pianos Pleyel sont non plus ultra"

Note: afin de faciliter la recherche, en raison des contraintes de clavier, les noms cités sont orthographiés ici sans signe diacritique ni déclinaison : Bronislaw, Zielinski, Fryderyk  

(Biographie #65)

Commentaires:

Enregistrer un commentaire