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"J'habiterai près de l'écurie" : Les doutes de F. Chopin avant le grand départ (Biographie #43)
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A cette période, Frédéric esquisse une Polonaise avec orchestre (la Polonaise brillante opus 22, qui sera plus tard introduite par le fameux Andante Spianato). Heureux d’une critique d’un journal viennois qui lui a reconnu une qualité qu’il espère tant avoir, il relativise la critique précédente qui, en le plaçant à la deuxième place après Orłowski, l’avait blessé.
Bien que conscient de son talent, et sans jamais se départir de son humour, Frédéric appréhende cependant de ne pas pouvoir subvenir à ses besoins.
38e Festival Chopin à Paris, 2023, Parc de Bagatelle (📸 Société Chopin à Paris ) |
"Si tu t’imagines, comme tant d'autres, que c'est une intrigue amoureuse qui me retient, rejette cette pensée"
« Varsovie, le 18 septembre 1830 3,
Mon bien-aimé ! Affreux hypocrite !
Comte Ory dégoûtant ! Abélard, etc... Je ne sais pourquoi, mais je me sens bien ! Mon père et ma mère en sont fort heureux. […] Mercredi dernier, j'ai essayé mon Concerto accompagné par le quatuor. J'étais assez content mais pas trop. Les gens trouvent le dernier finale la plus jolie de ses parties (c'est la plus facile à comprendre). Quel effet fera-t-il à l'orchestre? Je vais l'essayer mercredi et je t'en donnerai des nouvelles. Demain, je le jouerai encore une fois avec le quatuor. Et quand tous ces essais seront terminés, je m'en irai... Mais où, puisque rien ne m'attire nulle part... Je n'ai cependant pas l'intention de rester à Varsovie et si tu t’imagines, comme tant d'autres, que c'est une intrigue amoureuse qui me retient, rejette cette pensée; sois convaincu que je saurai rester maitre de moi-même chaque fois qu'il s'agira de moi. Et si j'étais amoureux, j'arriverais à dissimuler pendant quelques années encore une ardeur malheureusement impossible à déclarer à présent.
"Cependant, ne crois pas que je sois amoureux, car je le remets encore à plus tard."
« Ma prochaine lettre te donnera tous les éclaircissements nécessaires, elle te sera remise par le comte [Le comte Poletyłło, futur beau-frère de Tytus]. Je ne désire point partir avec toi. Je n'invente rien car, aussi vrai que je t'aime, si nous nous en allions ensemble, nous nous priverions de l'instant, plus cher que des milliers de jours passés dans la monotonie, où nous nous embrasserions pour la première fois sur la terre étrangère. Je ne pourrais pas t'attendre, te recevoir, te parler comme on fait quand la joie exclut les mots compassés et froids, lorsque les coeurs usent d'une langue divine. "Langue divine", quelle expression malheureuse, c'est comme si l'on disait un nombril ou un foie divins ! Mais revenons au moment où nous nous rencontrerons là-bas ! Peut-être alors ne saurai-je plus garder mon secret, peut-être alors te dirai-je ce à quoi je rêve sans cesse, ce qui est toujours devant mes yeux, ce que j'entends constamment, et me donne le plus de joie dans ce monde tout en m'affligeant le plus aussi. Cependant, ne crois pas que je sois amoureux, car je le remets encore à plus tard.
"Il m'a reconnu ce que j'espère tant avoir : la personnalité"
« J'ai entamé la composition d'une Polonaise, avec orchestre, elle est encore à l'état de vague ébauche, pas même de commencement. […] Je me borne aujourd'hui, pour te tranquilliser, à t'écrire anticipando que je ne partirai pas avant la Saint-Michel. C'est là le point le plus clair. Je te vois repousser ma lettre en rougissant de colère, mais on ne fait pas ce que l'on veut, frère, on fait ce que l'on peut. Ne pense point par ailleurs que ce sont des questions pécuniaires qui m'arrêtent. Ce ne serait pas là des raisons décisives mais, dans la mesure où l'argent peut servir à quelque chose, j'ai, par la grâce de Dieu, ce qu'il me faut, et cette question ne me tracasse pas. Il me serait bien difficile de protester à propos de la place que le journal berlinois m'a assignée. Un journal viennois parle heureusement de moi d'une façon bien différente dans le compte rendu des Variations. Ce n'est pas long, mais si plein de pensée, si haut, si profond et philosophique aussi qu’il serait bien difficile de le traduire. Comme conclusion, le critique déclare qu'en plus de leurs parures extérieures, ces Variations ont des qualités intérieures qui demeureront. L'Allemand m'a décerné là un éloge dont je le remercierai quand je le verrai. Il n'a rien dit qui soit exagéré et il m'a reconnu ce que j'espère tant avoir : la personnalité. Si ce n'était pour toi je ne m'étendrais pas ainsi sur moi-même, mais comme je tiens à ton affection et que je voudrais obtenir le même sentiment en retour; alors je me vante comme les marchands prônent leur marchandise! La deuxième place après Orłowski ce n'est ni trop, ni trop peu pour moi. On joue aujourd'hui son premier ballet avec d'énormes machineries de Monsieur Lesbenier.
"Il y avait une si jolie jeune fille qui me rappelait mon idéal"
« J'ai été voir hier Cichocki, le gros Cichocki, [le comte Józef Cichocki 4] dont c'était la fête. J'ai joué le Quintette de Spohr pour piano […] Ce quintette devait être joué à sept heures et nous l'avons commencé à onze ! Admire-moi : je ne me suis pas endormi ! Mais il y avait une si jolie jeune fille qui me rappelait mon idéal.
"Lorsque je n'aurai plus de quoi manger, tu seras bien forcé de me prendre comme scribe à Poturzyn; j'habiterai près de l'écurie"
« […] Antoine Wodziński est rentré de Vienne. C'est là, bien certainement, que je me rendrai, mais il m'est encore impossible d'indiquer le jour où je m'en irai. Mon départ pour Cracovie était décidé. Je devais partir aujourd'hui en huit, mais j'y ai renoncé. Tu sais combien je suis plein d'indécision à cet égard. Mais, sois-en persuadé, je n'en pense pas moins à mon bien. Aussi vrai que je t'aime, je ferai, je te l'assure, tous les sacrifices qu'il faudra pour le monde. Pour le monde ! C'est-à-dire pour les yeux du monde, afin que l'opinion, si tyrannique chez nous, n'arrive jamais à découvrir en moi rien qui puisse faire mon malheur. Oh ! ce n'est pas de mon malheur intérieur, de celui de mon âme qu'il s'agit ici, mais de ce qui de l'extérieur semble en être un. Les gens n'appellent-ils pas souvent malheur une redingote trouée, un vieux chapeau ? Lorsque je n'aurai plus de quoi manger, tu seras bien forcé de me prendre comme scribe à Poturzyn; j'habiterai près de l'écurie, il fera si bon près de toi comme cette année au château. Pourvu que je me porte bien, je pense travailler toute ma vie. Je me suis demandé parfois si j'étais paresseux ou si je devais travailler plus que ne me le permettent mes forces physiques. Sans rire, je suis convaincu que je ne suis pas le dernier des fainéants et je me sens capable, lorsque la nécessité me tient, de travailler deux fois autant que je ne le fais aujourd'hui. Comment pourrais-je mieux m'accuser devant toi qu'en m' innocentant ?
"Je n'ai pas assez dormi, excuse-moi, c'est à cause de la fatigue, car j'ai dansé le mazoure"
« C'est en vain, je le sais, que je t'aime; je voudrais que tu m'aimes toujours davantage et c'est pourquoi je barbouille tant de papier. Mais souvent, en cherchant le mieux, on arrive au pire. Pourtant je pense qu'avec toi je ne puis ni rien gagner ni rien perdre. La sympathie que j'éprouve pour toi force ton coeur par des moyens surnaturels à ressentir pour moi semblable affection. Tu n'es pas maître de tes pensées, c'est moi qui le suis et je ne me laisserai pas abandonner comme les arbres se laissent dépouiller de la verdure qui leur donne leur caractère et la joie et la vie. Même l'hiver, tout sera vert en moi. Vert dans la tête et, par Dieu, c'est dans mon coeur qu'il y aura le plus de chaleur. Aussi bien n'y aura-t-il pas lieu de s'étonner d'une pareille végétation ! C'en est assez ! Donne ta bouche pour terminer, à toi à jamais.
F. Chopin.
Je m'aperçois seulement à présent que je viens d'écrire bien des sottises. C'est à croire que mon animation d'hier agit encore et je n'ai pas assez dormi, excuse-moi, c'est à cause de la fatigue, car j'ai dansé le mazoure [Mazur] […] Tes lettres sont toujours sur mon coeur et près du ruban. Bien qu'elles ne se connaissent pas, ces choses inanimées, elles sentent qu'elles viennent de mains qui me sont chères.»
1.2. Tadeusz A. Zieliński: Frédéric Chopin (respectivement page
215 et 213)
3. Bronisław Edward Sydow: Correspondance de Frédéric Chopin,
tome I (Korespondencja Fryderyka Chopina): lettre du 18 septembre 1830
4. Institut National Frédéric Chopin (Narodowy Instytut
Fryderyka Chopina):
17 septembre 1830
📚 Sources: Références bibliographiques
➡️ Des bouleversements politiques de 1830 à son Concerto et son amour idéalisé, découvrez l'originalité et la spontanéité de Chopin dans une lettre à Tytus. 44: L' humour et l'auto-dérision de F. Chopin malgré les bouleversements politiques (Biographie #44)
⏱ La chronologie de l’oeuvre de F. Chopin est détaillée dans l’article " Oeuvres complètes de F. Chopin par ordre chronologique"
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Note: afin de faciliter la recherche, en raison des contraintes de clavier, les noms cités sont orthographiés ici sans signe diacritique ni déclinaison : Orlowski, Poletyllo, Fryderyk, Jozef Cichocki, Wodzinski, Zielinski , Bronislaw
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