Publié le :  novembre 30, 2024,  par

La Valse préférée de F. Chopin n'est pas viennoise (📖57)


Dernière mise à jour: 20 janvier 2025

    
   Frédéric Chopin obtient enfin son passeport à la mi-juillet 1831, mais uniquement avec l’autorisation de se rendre à Munich, et non à Londres comme il l’espérait. L'ambassadeur de France, Monsieur Maison, non soumis aux décisions de l’administration russe, lui délivre toutefois un visa pour la France. Paris s'ouvre devant Frédéric, même si le passeport expire en août 1, et il prévoit ainsi de quitter Vienne le 20 juillet pour Munich. 

Dans une lettre datée du 16 juillet, adressée à sa famille, il évoque brièvement un commentaire peu flatteur sur son dernier concert, préférant partager des anecdotes légères sur ses talents d’imitateur, son apparence physique ou encore ses escapades viennoises. Toutefois, la frivolité ambiante, l’incompréhension face à l’originalité de sa musique aux influences polonaises, ainsi que le climat de méfiance envers son peuple depuis l’Insurrection, ne font qu’accentuer sa tristesse.

Le château de Schönbrunn
Le château de Schönbrunn (📸tripadvisor.fr)


"Espoir, cher espoir ! Enfin, j'ai mon passeport"


« Vienne le 16 juillet 1831, samedi  
 
Je vois par votre dernière lettre que vous avez fini par prendre le dessus sur tous vos malheurs ; croyez-moi, rien ne peut plus m'atteindre non plus. Espoir, cher espoir ! Enfin, j'ai mon passeport. [...] C'est seulement mercredi que nous nous mettrons en route pour gagner Munich en passant par Salzbourg. Apprenez que j'ai fait viser mon passeport pour Londres. La police l'a régularisé, mais on me l'a gardé pendant deux jours à l'ambassade de Russie pour me le rendre avec la permission d'aller à Munich seulement, et non à Londres. […] 
 
Il nous est de plus arrivé un autre ennui. Pour entrer en Bavière, il est nécessaire de posséder un Gesundheitspass [certificat de santé] en ce qui concerne le choléra, sans quoi impossible de franchir la frontière. Kumelski et moi avons déjà couru pour cette affaire pendant une demi-journée […]. On a affreusement peur du choléra ici, c'est à mourir de rire 😯. On vend des prières imprimées pour conjurer le fléau, on ne mange plus de fruits et les citadins fuient vers les campagnes. 

 L'épidémie avait éclaté en 1817 sur les bords du Gange et s'était répandue dans toute l'Inde avec une grande rapidité. Elle s'était étendue l'année suivante jusqu'à Pékin. En 1823, elle atteignait le Caucase, et Moscou en 1830.2 

« Je laisse à Mechetti ma Polonaise pour violoncelle. Louise m'écrit que Monsieur Elsner est satisfait du compte rendu ; je ne sais ce qu'il dira de l'autre, car enfin c'est bien lui qui m'a enseigné la composition.  
 
L’article en question, paru le 27 juin dans le Wiener Zeitschrift für Kunst, Literatur, Theater und Mode ne lui accorde que quelques lignes et minimise son talent de compositeur : « Ensuite, on entendit au piano M. Chopin dans la première partie ainsi que dans le Rondo et la Romance d’un concerto de sa composition. L’oeuvre ne présentait rien de singulier, mais le jeu de l’artiste fut unanimement loué. » 3 


"Du côté droit, j'ai fait pousser un favori – et il est fort imposant. Je n'en ai pas besoin du côté gauche car le public voit seulement le côté droit"


« II ne me manque rien, excepté plus d'âme et plus de vie ; je me sens fatigué, mais parfois je suis aussi gai qu'à la maison. Lorsque j'ai des moments de tristesse, je vais chez Madame Szaszek; j'y trouve d'habitude quelques braves Polonaises qui toujours me réjouissent tellement par leurs voeux sincères d'un meilleur avenir, que je me mets aussitôt à imiter les généraux de l'endroit. C'est un nouveau polichinelle de ma toute dernière façon ; vous ne le connaissez pas encore mais ceux qui l'ont vu éclatent de rire 😅. Il y a d’autres jours où l'on ne peut tirer deux mots de moi, alors, pour trente kreutzers, je me rends à Hietzing ou dans quelque autre endroit des environs pour me distraire. 
 
Hietzing 4, le quartier le plus verdoyant de Vienne, se distingue par ses collines douces et des cours d'eau. Il abrite également une vaste réserve naturelle, ainsi que le château de Schönbrunn et ses parcs environnants.    
 
La Gloriette dans les jardins du château de Schönbrunn à Vienne
La Gloriette dans les jardins du château de Schönbrunn à Vienne, Autriche (📸 © Thomas Wolf, www.foto-tw.de — CC BY-SA 3.0 DE)
 
« [...] Du côté droit, j'ai fait pousser un favori — et il est fort imposant. Je n'en ai pas besoin du côté gauche car le public voit seulement le côté droit 😅. J'ai reçu avant-hier la visite du brave Würfel ; arrivèrent ensuite Czapek, Kumelski et beaucoup d'autres. Ensemble nous nous sommes rendus à Saint-Veit. C'est un bel endroit.  
 
Ober-Sankt-Veit , aujourd'hui intégré à Hietzing, était autrefois connu sous le nom de Sankt Veit an der Wien. Ce village formait une commune autonome avant d'être rattaché à la ville de Vienne en 1892.

Le château et l'église d'Ober-St-Veit, Laurenz Janscha
Le château et l'église d'Ober-St-Veit  (près de Vienne, Autriche), vers 1790, Laurenz Janscha (1749-1812, 📸geschichtewiki.wien.gv.at )


"De détracteur acharné de cet absurde divertissement viennois, j'en devins un prosélyte ardent"


« Je n'en dirai pas autant d'un autre lieu appelé Tivoli où l'on trouve une sorte de caroussel, autrement dit une patinoire avec des chariots qu'on nomme ici Rutsch. Il y a cependant quantité de gens pour se lancer de haut en bas sans aucun but dans ces chariots. Je n'avais pas voulu même m'arrêter pour les regarder. Un peu plus tard cependant, comme nous étions huit (et rien que de bons amis) nous participâmes à la course. Ce fut à qui arriverait le premier, en s'aidant des pieds, alors le jeu prit l'allure d'un amusement collectif et, de détracteur acharné de cet absurde divertissement viennois, j'en devins un prosélyte ardent 😅 jusqu'à ce qu'enfin me fussent revenus le bon sens et la pensée que les gens prêtent ainsi au jeu des corps sains et forts, qu'ils étourdissent de la sorte des esprits doués, juste au moment où l'humanité fait appel à des êtres semblables pour la défendre. 
Que le diable les emporte ! 
 
Tivoli 6, ouvert en 1830, était un célèbre établissement de divertissement, inspiré des toboggans inventés en Russie (montagnes russes). L'engagement permanent de l'orchestre de Johann Strauss (père), qui interprétait régulièrement de nouvelles compositions de valses et d'autres danses dans un pavillon du jardin, fut crucial pour le succès de l'établissement. 

Sur le toboggan de Tivoli, lithographie, 1832
Sur le toboggan de Tivoli, lithographie, 1832 (📸de.wikipedia.org

 « C'est plus de trois sous que Papa a eu à dépenser pour moi jusqu'à présent et je sais ce qu'il faut se démener pour en gagner de ces sous ! Mais il ne sert à rien aujourd'hui de se faire du tourment, il faut garder l'espoir ! Il m'est plus pénible de vous en demander que de vous en donner, mais il m'est plus facile de les prendre que de vous les rendre 😉. Dieu peut-être aura pitié de moi — punctum.  
 
Dans une lettre datée du 29 juin, son père l’informait qu’il lui envoyait un supplément d’argent, tout en regrettant de ne pas pouvoir en faire davantage et en comptant sur son sens de l’économie.

« Il y aura bientôt un an que j'ai reçu mon passeport ; il faudra sûrement le faire prolonger. Mais comment ? Ecrivez-moi si vous pouvez — et par quelle— voie m'en envoyer un autre. Mais sans doute est-ce impossible. 


"Je ne sais danser convenablement aucune valse, cela suffit ! Mon piano n'a entendu que des mazurs"


« Il m'arrive souvent de courir dans la rue après un quelconque Jeannot ou Titus. J'aurais juré hier avoir vu Titus de dos et c'était un bougre de prussien 😉. Que cette épithète ne vous donne pas mauvaise opinion de mon éducation viennoise. A vrai dire, on n'a pas ici autant de politesse ni de mots choisis dans la conversation que chez nous à l'exception du « Gehorsamer Diener » 7 final, mais je n'apprends rien de ce qui est par essence viennois. Par exemple, je ne sais danser convenablement aucune valse, cela suffit ! Mon piano n'a entendu que des mazurs. 8
Que Dieu vous garde en bonne santé. Qu'aucun de ceux que je connais ne meure. Quelle perte que ce Gucio ! Ici l'on transperce les lettres et l'on pose dessus un énorme « sceau de santé ». C'est qu'ici l'on a peur, une peur panique ! [du choléra].  
 
Très fidèlement, votre 
Frédéric. »


La Valse préférée de Chopin


Pendant ce séjour à Vienne, Chopin compose la  Valse en la mineur [Opus 34 n°2]. Contrairement aux valses légères et dansantes de la tradition viennoise, celle-ci exprime une tristesse infinie.9 Pour le musicologue Belotti 10, cette Valse « offre avec plus d’évidence que les autres, les caractères du dialecte musical polonais ». 11

Chopin aimait particulièrement jouer cette Valse. Frederick Niecks rapporte une anecdote amusante: un jour, Stephen Heller 12 croisant Chopin dans la rue, lui confie que cette valse est sa préférée parmi toutes celles du compositeur. Ravi, Chopin invite alors son collègue hongrois à déjeuner au Café Riche.13
Même George Sand partageait cette prédilection : cette valse figure dans son album personnel, où elle notait les œuvres qu’elle jouait elle-même.14 
 
Cette Valse sera dédiée à la baronne d'Ivry, et publiée en 1838 sous le numéro 2 de l'Opus 34, aux côtés de deux autres Valses composées ultérieurement. 
extrait de partition
nifc.pl
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Rafał Blechacz interprète la Valse en la mineur Opus 34 n°2 (Récital en 2006 à Duszniki-Zdrój, Pologne) 
 
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Toujours pendant son séjour à Vienne, Frédéric poursuit la composition de la Grande Polonaise brillante en mi bémol majeur [Opus 22] commencée à Varsovie, et qui sera l’ultime représentant des œuvres concertantes de style « brillant » 15 16 17 ; il ébauche également la première Ballade [Opus 23]. 18 19

Nous savons cependant peu de choses sur les compositions de Chopin durant cette période. Compte tenu de son état d'esprit à ce moment-là et de ses réactions aux événements dans son pays natal, on associe traditionnellement à cette période les premières esquisses de certaines de ses œuvres les plus dramatiques : le Scherzo en si mineur, l’Étude « Révolutionnaire » en do mineur (Opus 10 n° 12), et même la Ballade en sol mineur (n°1, Opus 23). Cependant, des considérations stylistiques et l’observation de son parcours créatif  incitent l’Institut National Frédéric Chopin à situer la création de ces chefs-d'œuvre deux ou trois ans plus tard. 20


En commémoration des deux séjours de Chopin à Vienne et du bicentenaire de sa naissance, la Pologne a offert un monument à la ville de Vienne en 2010. Celui-ci a été inauguré le 25 novembre, presque jour pour jour après l’arrivée du compositeur dans la capitale autrichienne, lors de son premier séjour triomphal, le 23 novembre 1830. Le monument, signé par le sculpteur polonais Krzysztof M. Bednarski est situé dans le parc Schweitzergarten (Jardin suisse).

Intitulée "la Note Bleue”, cette oeuvre tire son nom des paroles de George Sand dans Impressions et Souvenirs : "Et puis la note bleue résonne et nous voilà dans l’azur de la nuit transparente [...]. Un chant sublime s'élève."

Monument « La Note Bleue », par le sculpteur Polonais Krzysztof M. Bednarski, Schweizergarten, Vienne
Monument « La Note Bleue », par le sculpteur Polonais Krzysztof M. Bednarski, Schweizergarten, Vienne (📸 Amarena60, tripadvisor.fr, détail )

Localisation sur une carte
Localisation de Hietsing, Ober-Sankt-Veit, Tivoli, Schweitzergarten, et du domicile de Chopin (9, Kohlmarkt) à Vienne (La Pologne et les voyages de F. Chopin – Google My Maps)



1.2.  Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée (préface de RafałBlechacz), respectivement pages 99 et 27 
3. Tadeusz A. Zieliński: Frédéric Chopin, page 289
4. Wikipédia : Hietzing
5. Wikipédia :Ober-Sankt-Veit
6. de.wikipédia.org : Tivoli
7. « Obéissant serviteur. »
8. Bronisław Edward Sydow: Correspondance de Frédéric Chopin, tome I (Korespondencja Fryderyka Chopina) : coquille – « Mon piano n’a pas entendu que des mazurs » corrigée , vérifiée dans les lettres traduites pas Opienski : My piano has heard only mazury, p. 147
9. Tadeusz A. Zieliński: Frédéric Chopin, page 256
10. Gastone Belotti (1920-1985) :  musicologue italien, spécialiste de Chopin, auteur de F. Chopin, l’uomo en trois volumes, 1974 et Chopin, 1984. (Wikipedia: Gastone Belotti
11. Marie-Paule Rambeau: Chopin, l’Enchanteur autoritaire page 223
12. Stephen Heller (1813-1888) : pianiste et compositeur hongrois, qui fit la connaissance de Chopin à Paris, vers 1838 (en.wikipedia.org : Stephen_Heller)
13. Institut National Frédéric Chopin (Narodowy Instytut Fryderyka Chopina) : Waltz in A minor
14. Marie-Paule Rambeau: Chopin, l’Enchanteur autoritaire page 224
15. Tadeusz A. Zieliński: Frédéric Chopin, page 242
16. Marie-Paule Rambeau: Chopin, l’Enchanteur autoritaire page 324
17. Narodowy Instytut Fryderyka Chopina : Andante Spianato and Grande Polonaise Brillante in E flat major
18. Tadeusz A. Zieliński: Frédéric Chopin, page 272
19. Narodowy Instytut Fryderyka Chopina : Ballade in G minor
20. Narodowy Instytut Fryderyka Chopina : Journey

 📚 Sources : Bibliographie


➡️ Découvrez les derniers jours de F. Chopin à Vienne en cliquant sur l'épisode suivant: Juillet 1831: fin du séjour viennois de F. Chopin, l'avenir se dessine (Biographie #58)

🎧 Les enregistrements de Rafał Blechacz sont détaillés dans l’article : Rafał Blechacz et Chopin

 La chronologie des œuvres de Chopin est détaillée dans la page Œuvres complètes


Une partie de cet article est inspirée d'un tweet publié le 25 novembre 2022: Hanami sur X : 💐"Et puis la note bleue résonne..."

Note: afin de faciliter la recherche, en raison des contraintes de clavier, les noms cités sont orthographiés ici sans signe diacritique ni déclinaison: Bronislaw, Zielinski, Fryderyk, Rafal Blechacz, Duszniki-Zdroj

(Biographie #57)

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