A la fin du mois d’août 1831, les troupes russes, sous le commandement du général Paskevitch, lancent une offensive sur Varsovie depuis l’ouest, précisément dans le faubourg de Wola. Ce quartier abrite notamment le cimetière Powązki, où repose Emilia, la sœur de Frédéric. Pendant les combats, le général Józef Sowiński trouve la mort sur les barricades de Wola, et Varsovie tombe aux mains des Russes le 8 septembre.
Isolée et entourée de puissances hostiles, la Pologne espérait un soutien de la France. Cependant, Louis-Philippe, fraîchement installé au pouvoir après la révolution de Juillet, privilégiait avant tout la reconnaissance internationale de son régime. Bien que le peuple français éprouve une grande solidarité envers les insurgés polonais, le gouvernement refuse d’intervenir. 1 2
Par ailleurs, les souvenirs encore vifs de la retraite de Russie, marquée par la tragédie de la Bérézina et l'effondrement de la Grande Armée, dissuadèrent Louis-Philippe d'envisager une confrontation directe avec la Russie, alors perçue comme une des principales puissances européennes. Dans ce contexte, il préféra jouer la carte de la prudence et éviter toute escalade. 3 4
La répression russe, d’une rare violence, contraint des milliers de Polonais à l’exil dans les semaines suivantes. Le Tsar prononce des sentences de mort contre les figures les plus emblématiques de l’Insurrection, parmi lesquelles le prince Adam Czartoryski, malgré son rôle de diplomate, ainsi que Lelewel et Maurycy Mochnaki. 5
Frédéric, seul à Stuttgart, et profondément affecté par ces évènements, consigne ses émotions dans son album, devenu au fil des mois un journal intime.
Lorsqu’il apprend, le 16 septembre, la capitulation de Varsovie, son écriture déjà assombrie par l'épidémie de choléra qui faisait rage, se transforme en un cri déchirant de désespoir et de colère. 6 7
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Cimetière de Powązki, Varsovie (📸 Szymon Starnawski) |
"En quoi un cadavre est-il moins que moi?
[Extrait du carnet de notes de Chopin, septembre 1831]
« Stuttgart — chose étrange! Ce lit où je vais me coucher a peut-être servi à plus d’un mourant et cette pensée ne me donne aujourd’hui aucun dégoût. Peut-être plus d’un cadavre y a-t-il reposé et reposé longuement.
« — Mais en quoi un cadavre est-il moins que moi? Un cadavre ne sait rien lui non plus de son père ni de sa mère, ni de ses sœurs, ni de Tytus!— Un cadavre non plus n’a pas de bien–aimée! — Il ne peut pas parler à ceux qui l’entourent en son langage! — Un cadavre est pâle comme moi. Il est aussi froid que je le suis à présent en face de tout. Un cadavre a cessé de vivre et moi aussi j’ai vécu jusqu’à satiété. […]
— Pourquoi vivons-nous une vie aussi misérable qui nous dévore et ne sert qu’à faire de nous des cadavres! […]
J’ai donc raison de déplorer d’être venu sur la terre. Pourquoi ne m’a-t-il pas été permis de ne pas venir puisque j’y suis inactif, mon existence à quoi sert-elle? Je ne suis bon à rien parmi les hommes car je n’ai ni mollets, ni gueule. […]
Aujourd’hui, je ne la désire pas [la mort] à moins que vous soyez malheureuses, mes enfants et que vous aussi ne souhaitiez rien de mieux que la mort. Sinon, je désire encore vous revoir. Non pas pour mon bonheur direct, mais pour mon bonheur indirect, car je sais combien vous m’aimez.
Mais elle [Konstancja] a-t-elle simulé qu’elle m’aimait, c’est une énigme à deviner! […] M’aime-t-elle? M’aime-t-elle sûrement? Qu’elle fasse ce qu’elle veut. […]
Père, mère, enfants, tout ce qui m’est le plus cher, où êtes-vous? Morts peut-être? Le Moscovite m’a-t-il fait un sinistre tour? […]
Mon passeport sera périmé le mois prochain, je ne pourrai plus vivre à l’étranger — du moins je ne le pourrai plus officiellement. Alors je serai encore davantage semblable à un mort.
O Dieu, existes-tu? ...ou bien es-tu Moscovite toi-même?"
[Stuttgart, après le 8 septembre 1831]
« Stuttgart — J’ai écrit les lignes précédentes sans savoir que l’ennemi était dans la maison. Les faubourgs sont détruits, incendiés. Jeannot! [Jaś!] Sans doute Wilhem [Wiluś] est-il mort sur les remparts. Je vois Marceli en captivité. Sowiński, ce brave aux mains de ces coquins! O Dieu, existes-tu? Oui, tu existes et tu ne nous venges pas! N’y a-t-il pas encore assez de crimes moscovites ou bien es-tu Moscovite toi-même? Mon pauvre père, mon brave père, peut-être a-t-il faim; peut-être n’a-t-il pas de quoi acheter du pain pour ma mère! Mes sœurs ont peut-être été victimes de la rage de la soldatesque moscovite déchaînée! Paskevitch — ce chien de Mohilew — s’empare de la résidence des premiers monarques de l’Europe! Le Moscovite seigneur du monde?
O mon père, tels sont les agréments de ta vieillesse! Mère, tendre mère douloureuse, tu as survécu à ta fille pour voir le Moscovite fouler aux pieds ses ossements. Ah! Powązki. Ont-ils respecté sa tombe? Elle est piétinée et mille autres cadavres la recouvrent. Ils ont brûlé la ville. Ah! Pourquoi ne m’a-t-il pas été donné de tuer au moins un de ces Moscovites! O Tytus! Tytus! […]
"J'épanche mon désespoir sur le piano"
[Sur une autre page]
Stuttgart. Qu’est-elle devenue? Où est-elle? La pauvre! [Konstancja]. Peut-être est-elle aux mains des Moscovites! […] Ah! Ma bien-aimée, je suis seul ici — viens auprès de moi — que j’essuie tes larmes […].
Mon père plein de désespoir ne sait que devenir, il n’y a personne pour relever ma mère — et moi je suis inactif ici — et moi, les mains vides, ici je soupire seulement de temps en temps, j’épanche mon désespoir sur le piano. A quoi cela sert-il? Dieu, mon Dieu ébranle la terre, qu’elle dévore les hommes de ce siècle, que les tortures les plus cruelles tourmentent les Français qui ne nous ont pas secourus. » 8
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Localisation de Stuttgart et Strasbourg sur une carte (La Pologne et les voyages de F. Chopin – Google My Maps) |
1. Tadeusz A. Zieliński : Frédéric Chopin, pages 294-295
2. Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire, page 239
3. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée (préface de
Rafał Blechacz), page 109
4. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée, page 105
5. Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire, page 241
6. Tadeusz A. Zieliński : Frédéric Chopin, page 296
7. Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire, page 240
8. Bronisław Edward Sydow : Correspondance de Frédéric Chopin, tome I (Korespondencja Fryderyka Chopina), page 278
9. Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire, page 241
10. Tadeusz A. Zieliński : Frédéric Chopin, page 298
11. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée, page 110
12. Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire, page 242
🏰 L’histoire de la Pologne et de ses partages est plus détaillée dans l’article: La Pologne à l'époque de Frédéric Chopin
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