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Rafał Blechacz et Chopin

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« L’artiste conduit la poésie jusqu’à l’impalpable »   « Un coeur pur au piano, en nuances subtiles et racées » (Dernière mise à jour : 23 novembre 2024)  Rafał Blechacz, pianiste classique originaire de Pologne, a acquis une renommée internationale après  sa victoire éclatante au XVe Concours international de piano Frédéric Chopin à Varsovie. Le 21 octobre 2005  1 ,  à seulement vingt ans, il s'est distingué en remportant non seulement le premier prix, mais également tous les prix d'interprétation : meilleure Polonaise, meilleure Mazurka, meilleure Sonate, meilleur Concerto, ainsi que le Prix spécial du public. 2     Rafał Blechacz (📸  Marco Borggreve   ) Sa performance, d'une qualité exceptionnelle, a conduit le jury à ne décerner aucun deuxième prix cette année-là, une situation sans précédent dans l’histoire de ce prestigieux concours, fondé en 1927  3 .  En hommage à cette prouesse, Rafał Blechacz a également reçu une réplique de la couronne de laurier argentée offert

L'Insurrection de Novembre 1830: le dilemme de F. Chopin (Biographie #50)




        (Dernière mise à jour au 25/10/2024)

     La révolution de Juillet 1830 en France, suivie en août par la révolution belge, ébranle l'ordre établi par le congrès de Vienne et les trois puissances de la Sainte-Alliance : la Russie, la Prusse et l'Autriche. A Varsovie, les patriotes polonais, apprenant que le tsar projette une intervention militaire, redoutent que l’armée polonaise ne soit mobilisée contre les révolutionnaires de France et de Belgique. C’est ainsi qu’un soulèvement éclate.1 (L’histoire de la Pologne et de ses partages est davantage explorée dans l’article Biographie Préambule).

Le 29 novembre 1830 une insurrection se déclenche à Varsovie, évènement qui bouleversera le destin de Frédéric Chopin. Ce lundi soir-là, un groupe de conspirateurs pénètre dans le Palais du Belvédère avec l’intention d’assassiner le grand-duc Constantin. Celui-ci parvient à s’enfuir, mais l’armée polonaise prend position aux points stratégiques et attaque les garnisons russes. La population se soulève, et dès le lendemain, Varsovie est libre. L’insurrection s’étend rapidement à toute la nation. La nouvelle des évènements atteint Vienne dès la première semaine de décembre. L'ami de Frédéric, Tytus Woyciechowski, décide de retourner immédiatement en Pologne. Frédéric se retrouve alors devant un dilemme déchirant : doit-il rester à Vienne et poursuivre son parcours artistique, ou retourner à Varsovie pour se joindre à la cause de son pays ? Sur les conseils de son ami et de son père, il choisit de demeurer à Vienne. Mais l’insouciance fait place à l’inquiétude. Jarosław Iwaszkiewicz 2 parle d’une "fêlure intérieure qui projettera sur toute l’oeuvre future de Chopin son ombre dramatique". 3

Selon des témoins, et notamment Eugeniusz Skrodzki 4, Chopin écrivit une lettre à ses parents "avec un ardent désir  de retourner en Pologne".  Tous ses collègues et amis participèrent au soulèvement : Jan Matuszyński Tytus Woyciechowski, Magnuszewski, Mochnacki, W. Kolberg, Koźmian, Gaszyński et bien d'autres. 5

Tytus et Frédéric ne se reverront plus. 6

 

Belvédère le 29 novembre 1830, lithographie de Jan Feliks Piwarski (1794-1859), d'après Friedrich Christoph Dietrich (1779-1847) (📸 wmuzeach.pl et alamy.com)


 

Resté seul après le départ de Tytus, Frédéric emménage dans un appartement moins coûteux.7 Il loue un piano auprès du célèbre facteur Graf, ce qui lui permet de travailler chez lui. Il envisage de composer un concerto pour deux pianos avec son ami d’université Tomasz Nidecki (mais ce projet ne verra jamais le jour). 8

Dans sa lettre du 22 décembre 1830 adressée à sa famille, Frédéric, informé des tragiques nouvelles en provenance de Pologne, décrit en détails sa nouvelle vie viennoise, avec un ton pittoresque malgré son inquiétude pour ses proches:


"Il y a eu sept semaines hier que je vous ai quittés. Pourquoi suis-je parti ?"

« Vienne, ce mercredi avant la Noël,

Je n'ai pas de calendrier, je ne sais donc pas la date. [22 décembre 1830]

Mes chers parents, mes soeurs chéries,

Il y a eu sept semaines hier que je vous ai quittés. Pourquoi suis-je parti ? C'en est fait. Hier mardi exactement à l'heure où sept semaines plus tôt mes amis m'accompagnaient jusqu'à Wola, je me trouvais chez Monsieur et Madame Weyberheim à une soirée dansante. Beaucoup de belle jeunesse, sans rien d'antique.


"Je n'ai pas joué car je n'étais pas disposé"

« On voulait me faire danser et m'entraîner de force au cotillon. J'ai fait quelques tours et je suis rentré chez moi. La maîtresse de maison et ses aimables filles avaient invité bon nombre de personnes s'intéressant à la musique ; mais je n'ai pas joué car je n'étais pas disposé.

Madame Weyberheim m'a présenté à Monsieur Likt, qui connait Ludwika. C’est un brave Allemand, aimable et bon. Il avait l'air de me prendre pour quelque chose de grand et je n'ai pas voulu dissiper ses illusions en jouant 😯. J'ai vu aussi le neveu de Lampi, une relation de Papa. C'est un joli et charmant garçon. Il peint à ravir. A propos de peinture, Hummel est venu ce matin chez moi avec son fils. Celui-ci termine mon portrait qui est très ressemblant. On ne pourrait faire mieux. J'y suis représenté en robe de chambre, assis sur un tabouret, la mine inspirée je ne sais pourquoi. Le jeune Hummel l'exécute au crayon ou plutôt à la craie dans le format in quarto pour en faire, une gravure, paraît-il.


Portrait supposé de F. Chopin attribué à E. Hummel, dessin aux crayons de couleur, 278 x 220 mm, Fryderyka Chopina, Varsovie (📸 michaelorenz.blogspot.com)

En 1990, le musicologue polonais Mieczysław Tomaszewski attribua ce portrait à "E. Hummel", bien qu'il fût traditionnellement attribué à Carl Hummel (1821-1907), fils cadet du musicien Johann Nepomuk Hummel. Le musicologue autrichien Michael Lorenz en conclut qu’il s’agit probablement d'une oeuvre d’Eduard Hummel, son frère aîné (1814-1892).9
La Maison d'édition musicale polonaise (Polskiego Wydawnictwa Muzycznego), sur son site internet  Polska Biblioteka Muzyczna (Bibliothèque musicale polonaise) l'attribue plutôt à Eugen Hummel (1812-1874), peintre viennois et fils du portraitiste Carl Hummel (vers 1769-1840). 10 11

Quant à l'Institut National Frédéric Chopin, il évoque le fils du compositeur Hummel, sans autre précision. 12

Des recherches récentes remettent toutefois en question l’identification de Chopin comme sujet de ce portrait. 13


"C'est très aimablement qu'il m'a reçu dans l'espoir sans doute de me faire jouer gratuitement. Mais il se trompe"

« Quant au vieil Hummel il est vraiment très gentil. Hier, il m'a présenté au célèbre danseur Duport, à présent directeur du théâtre Kärntnerthor [Kärntnertortheater]. Monsieur Duport est, dit-on, fort avare. C'est très aimablement qu'il m'a reçu dans l'espoir sans doute de me faire jouer gratuitement. Mais il se trompe. [...] Würfel est mieux portant. J'ai fait chez lui, la semaine dernière, la connaissance de Slavik 14, un violoniste célèbre bien qu'il ait à peine vingt-six ans. II me plaît beaucoup. Comme nous revenions ensemble : « Rentrez vous chez vous ? me dit-il. » « Mais oui. » « Eh bien, venez plutôt avec moi chez votre compatriote, Madame Bayer. » [...] Elle avait, paraît-il, beaucoup entendu parler de moi et m'invita à dîner pour le lendemain, c'est-à-dire pour dimanche. Ce jour-là, Slavik joua et il me charma comme personne, à part Paganini. Le jeu de ma Majesté 😅 lui plut aussi et nous décidâmes d'écrire ensemble un duo pour le violon et le piano dont j'avais déjà eu l'idée à Varsovie. C'est un grand artiste, un violoniste génial. Lorsque j'aurai fait la connaissance de Merk, quel trio nous formerons ! […]


"Malfatti m'a menacé de me faire subir, si j'arrive en retard, une opération très douloureuse, je ne vous dis pas laquelle car elle est très vilaine"

« Madame la baronne Lachmanowicz, belle soeur de Madame Uszak, et actuellement ma jeune et bonne propriétaire, possède au quatrième étage un appartement semblable au mien. On me le montra, je le louai, si bien que pour dix florins, je suis logé comme si j'en payais soixante-dix. Vous croyez peut-être que ce pauvre hère loge sous les toits ! Eh bien, pas du tout, car au-dessus de mon appartement il y a encore un étage, puis seulement vient le toit. Quant aux soixante florins, ils sont dans ma poche. Je reçois des visites. Monsieur le comte Hussarzewski est obligé de monter quatre étages. Mais la situation est inestimable ; au milieu de la ville et près de tout. En bas, la plus belle promenade ; Artaria 15 16, à gauche; Haslinger, à droite ; derrière, le théâtre. Que me faut-il de plus ? »


Une plaque commémorative a été érigée en 1950 à l’emplacement de l’immeuble où vécut F. Chopin. On y lit : « Frédéric Chopin a vécu de novembre 1830 à juillet 1831 au 4ᵉ étage de la maison qui se trouvait ici jusqu’en 1900, au Kohlmarkt 9. » 16
plaque commémorative dédiée à F. Chopin au 9, Kohlmarkt, Vienne (Autriche) (📸 viennatouristguide.at)



« […] Malfatti m'a grondé d'être arrivé à quatre heures chez Madame Szaszek où j'avais promis d'aller dîner à deux. Aujourd'hui samedi, je dois de nouveau dîner avec lui et Malfatti m'a menacé de me faire subir, si j'arrive en retard, une opération très douloureuse, je ne vous dis pas laquelle car elle est très vilaine😅.  Je vois d'ici combien papa est mécontent de mon impolitesse envers les gens et de ma distraction. Mais tout cela s'arrangera car Malfatti m'aime bien, ce dont je suis très heureux.



"Faut-il que je parte immédiatement pour l'Italie ou que dois-je faire d'autre ?"

« Nidecki vient chez moi tous les matins. Quand j'aurai écrit un concerto pour deux pianos, nous le jouerons en public ensemble. Mais, avant tout, il faut que je me produise seul. Haslinger est toujours poli, mais il ne m'a rien proposé encore.

Faut-il que je parte immédiatement pour l'Italie ou que dois-je faire d'autre ? Ecrivez-moi, je vous en prie, à ce sujet. Maman est contente de ce que je ne sois plus à Varsovie, mais moi je ne le suis point. C'en est fait. Embrassez Tytus pour moi et dites-lui que, pour l'amour de Dieu, il m'écrive... Non, il est impossible que vous vous figuriez la joie que j'éprouve quand je reçois une lettre de vous ! Pourquoi la poste va-t-elle si lentement ? Comment pourriez-vous m'en vouloir de m'inquiéter de vous ? …



"Le moment où je suis le mieux, c'est lorsqu' après avoir joué sur l'ennuyeux piano de Graf, je vais me coucher avec vos lettres serrées dans ma main"

« J'ai fait la connaissance d'un très aimable garçon Leidenfrost, ami de Kessler ; [...] Il connait tout Vienne et m'emmène voir ce qui s'y produit de curieux. Par exemple, nous avons fait une jolie promenade sur la Bastei où l'on peut voir les archiducs en redingote, la noblesse et, en un mot, le tout Vienne. J'y ai rencontré Slavik et j'ai pris rendez-vous avec lui pour aujourd'hui. Nous devons choisir un motif de Beethoven pour des variations. D'un côté, je suis content d'être ici, mais de l'autre !... Comme je me sens bien dans ma chambre. En face un toit, et en bas des pygmées😅.  Je me trouve au-dessus d'eux ! Le moment où je suis le mieux, c'est lorsqu' après avoir joué sur l'ennuyeux piano de Graf, je vais me coucher avec vos lettres serrées dans ma main. Et alors je ne vois que vous dans mes rêves. Hier, on a dansé des mazoures chez les Bayer. [...]



"Cela montre combien le goût du public viennois est corrompu"

« Parmi les nombreux amusements de Vienne, les soirées à l'auberge sont célèbres. Strauss et Lanner (ce sont les Swicszewski de Vienne) exécutent des valses pendant le souper. Après chacune d'elles, ils sont applaudis à tout rompre ; et s'ils jouent un Quodlibet, c'est-à-dire une suite composée de morceaux d'opéras, de chansons et d'airs de danse, les auditeurs ne se tiennent plus de joie. Cela montre combien le goût du public viennois est corrompu.

Je voulais joindre à cette lettre une valse de ma composition, mais il est tard ; vous l'aurez un jour. Je ne vous envoie pas non plus les mazurkas, je ne les ai pas encore recopiées 17 ; elles ne sont pas faites pour être dansées. Je voudrais ne pas vous quitter et je continuerais très volontiers à m'entretenir de la sorte avec vous. Lorsque vous verrez Fontana, dites-lui que je lui écrirai prochainement. Quant à Matuszyński, si ce n'est pas aujourd'hui, je lui enverrai une énorme lettre par le prochain courrier. » 18


La Polonaise en sol bémol majeur (WN 35, KK IVa/8), publiée pour la première fois en 1870, aurait été composée à cette période, avant ou peu après l'Insurrection de Novembre, selon les auteurs. 19 20 21

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Anatol Ugorski interprète la La Polonaise en sol bémol majeur (WN 35, KK IVa/8)

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1. Wikipedia: Insurrection de Novembre
2.  « Chopin », ouvrage de l’écrivain polonais Jarosław Iwaszkiewicz (1894, 1980), paru en 1949
3. Marie-Paule Rambeau: Chopin, l’Enchanteur autoritaire (pages 210-211) et Tadeusz A. Zieliński: Frédéric Chopin (pages 238-239)
4. Institut National Frédéric Chopin (Narodowy Instytut Fryderyka Chopina): Eugeniusz Wielisław Skrodzk (1821-1896)
5. Institut National Frédéric Chopin  29/11/1830: November 29, 1830
6. Société Chopin à Paris : La vie de Chopin
7. Kohlmarkt n° 1151 (Bronisław Edward Sydow: Correspondance de Frédéric Chopin, tome I, lettre du 15 mai 1831, page 258 ), correspondant à l'actuel Kohlmarkt n° 9 (Michael Lorenz: A godson of Frederic Chopin)
8. Tadeusz A. Zieliński: Frédéric Chopin (page 240)
9. Michael Lorenz: A Godson of Frédéric Chopin
10. Polska Biblioteka Muzyczna: Eugen Hummel
11. Wikipedia: Eugen Hummel
12. Institut National Frédéric Chopin: décembre 1830
13. Wikipedia: Carl Hummel
14. Joseph Slavik (1806-1833) : violoniste et compositeur tchèque. On ignore si le duo que Chopin envisageait d’écrire avec lui fut terminé, car il ne subsiste aucune trace de cette composition. Tadeusz A. Zieliński: Frédéric Chopin (page 259)
15. Artaria: l'un des trois principaux éditeurs de musique à Vienne, avec Haslinger et Mechetti (Marie-Paule Rambeau: Chopin, l’Enchanteur autoritaire (page 213)
16. Base de données des marqueurs historiques: hmdb.org
17. Pour la biographe Marie-Paule Rambeau, ce pourrait être la Mazurka opus 7 n°4 (Marie-Paule Rambeau: Chopin, l’Enchanteur autoritaire, page 229)
18. Bronisław Edward Sydow: Correspondance de Frédéric Chopin, tome I (Korespondencja Fryderyka Chopina)
19. Tadeusz A. Zieliński: Frédéric Chopin (page 241)
20. Marie-Paule Rambeau: Chopin, l’Enchanteur autoritaire ( page 212)
21. Institut National Frédéric Chopin: Polonaise in G flat major

📚 Sources: Références bibliographiques

➡️Découvrez le désarroi de F. Chopin, seul à Vienne, en cliquant sur l'épisode 51 : Solitude et nostalgie de F. Chopin à Vienne (Biographie #51)


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Note: afin de faciliter la recherche, en raison des contraintes de clavier, les noms cités sont orthographiés ici sans signe diacritique ni déclinaison : Jaroslaw Iwaszkiewicz, Jan Matuszynski, Bronislaw, Zielinski, Fryderyk, Kozmian, Gaszynski


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