Au début de l’année 1832, Frédéric Chopin a commencé à enseigner le piano. Parmi ses premiers élèves figurent Paulina, la fille du comte Ludwik Plater, ainsi que Natalia et Ludmila Komar, les sœurs cadettes de Delfina Potocka. 1 2
Le 25 mars, Heinrich Heine, qui allait bientôt devenir son frère d’âme, observe qu’on voit encore « des hordes se rendre à l’Académie de Musique pour regarder Robert le Diable », l’opéra de Meyerbeer alors adulé par le public parisien, — mais promis à un oubli durable. 3 4
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Alfred Rethel, Der Tod als Würger, 1851 (📸 allmystery.de) |
À peine quelques jours plus tard, l’épidémie annoncée de choléra s’abat brutalement sur Paris. 5 6
Le vendredi 30 mars, les autorités font imprimer des instructions sur « la prévention du choléra et les premiers soins aux malades » 7. Ce même jour, la célèbre danseuse Marie Taglioni décide de quitter la capitale, et La Sylphide, le ballet dans lequel elle triomphe, est retiré de l’affiche de l’Opéra. 8
Le témoignage d'Heinrich Heine
« […] Je parle du choléra, qui règne ici depuis lors en maître absolu, fauchant ses victimes par milliers, sans distinction de rang ni d’opinion.
Aussi, les Parisiens se réjouissaient-ils avec encore plus d’entrain sur les boulevards
[…] Dans cette ville où règnent une immense misère, une saleté colossale – qui ne se limite pas aux classes les plus pauvres –, une irritabilité générale du peuple, une insouciance sans bornes et une absence totale de précautions et de mesures de prévention, le choléra devait fatalement se propager plus rapidement et plus violemment qu’ailleurs. Son apparition officielle fut annoncée le 29 mars. Or, ce jour-là, c’était la mi-carême, et le temps était doux et ensoleillé. Aussi, les Parisiens se réjouissaient-ils avec encore plus d’entrain sur les boulevards, où l’on apercevait même des masques grotesques, caricaturant par leur teint maladif et leurs formes grotesques la peur du choléra et la maladie elle-même. Le soir même, les bals masqués furent plus fréquentés que jamais. Un rire insouciant couvrait presque la musique la plus bruyante, on s’échauffait au chahut – une danse pour le moins équivoque –, tout en avalant glaces et boissons glacées.
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Marie Taglioni dans le ballet La Sylphide, vers 1830-40, Paris, Bibliothèque des Arts décoratifs (📸 gettyimages.fr) |
Toujours vêtus de leurs costumes extravagants, ils rendirent l’âme presque aussitôt
Soudain, le plus exubérant des arlequins sentit un froid intense lui gagner les jambes. Lorsqu’il ôta son masque, tous virent avec stupeur apparaître un visage d’un bleu violacé. On comprit bien vite qu’il ne s’agissait pas d’une plaisanterie. Le rire s’éteignit aussitôt, et plusieurs charrettes remplies de fêtards furent envoyées directement du bal à l’Hôtel-Dieu, l’hôpital central. Arrivés là, toujours vêtus de leurs costumes extravagants, ils rendirent l’âme presque aussitôt.
Dans la panique initiale, on crut à une contagion, et les anciens pensionnaires de l’Hôtel-Dieu poussèrent des cris d’épouvante. On raconte que les morts furent enterrés si rapidement qu’on ne prit même pas le temps de leur ôter leurs habits bariolés de carnaval. Ainsi, joyeux dans la vie, ils reposent joyeux dans la tombe.
Rien ne saurait égaler la confusion avec laquelle on prit soudainement des mesures de précaution. Une commission sanitaire fut créée, des bureaux de secours furent installés un peu partout, et le règlement relatif à la salubrité publique devait être appliqué sans délai.
Mais on se heurta aussitôt aux intérêts de plusieurs milliers de personnes qui considéraient la saleté publique comme leur domaine réservé. Il s’agissait des chiffonniers, ces ramasseurs de détritus qui tiraient leur subsistance des ordures s’amoncelant au fil de la journée dans les recoins boueux devant les maisons.
La révolte la plus répugnante
[…] Lorsque leurs protestations n’ont pas aidé, les chiffonniers ont violemment tenté de contrecarrer la réforme de l’épuration ; ils tentèrent une petite contre-révolution […]. C’est alors que nous avons assisté à la révolte la plus répugnante : les nouveaux chariots de purification ont été brisés et jetés dans la Seine. […]
[…] Soudain une rumeur se fit entendre : ceux, si nombreux, qui sont enterrés si rapidement ne meurent pas de maladie, mais du poison. […] Plus les histoires étaient étranges, plus elles étaient reprises avec empressement par le peuple […]. La mauvaise rumeur fut officiellement confirmée, et tout Paris tomba dans la plus horrible consternation de la mort.
[…] Les pauvres gens n’osaient ni manger ni boire, et se tordaient les mains de douleur et de rage. C’était comme si le monde était en train de se terminer. […] Il n’y a pas de spectacle plus horrible qu’une telle colère populaire lorsqu’elle a soif de sang et étrangle ses victimes sans défense.
[…] Le lendemain, il parut dans les journaux publics que les malheureux qui avaient été si cruellement assassinés étaient tout à fait innocents, que les poudres suspectes trouvées sur eux consistaient soit en camphre, soit en chlorure, soit en d’autres moyens de protection contre le choléra, et que les personnes ostensiblement empoisonnées étaient mortes tout naturellement de la peste qui régnait. […] Avec une telle voix, les journaux ont su apaiser le peuple dès le lendemain matin.
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Honoré Daumier: Le choléra à Paris, 1832 (📸 pixels.com) |
Un silence de mort règne dans tout Paris
[…] Depuis, tout est calme ici. […] Un silence de mort règne dans tout Paris. […] Les théâtres sont déserts. Quand j’entre dans un salon, les gens sont surpris de me voir à Paris, puisque je n’ai pas d’affaires nécessaires ici. La plupart des étrangers, surtout mes compatriotes, sont partis immédiatement. […] On dit que plus de 120 000 passeports ont été délivrés à l’Hôtel de Ville depuis lors. Bien que le choléra ait visiblement attaqué les classes les plus pauvres au début, les riches ont immédiatement fui.
[…] En fait, les journaux ont depuis admis qu’en une seule journée, à savoir le 10 avril, environ deux mille personnes sont mortes.
[…] Dans les rues, partout où l’on posait le regard, on voyait passer des convois funèbres ou, spectacle encore plus lugubre, des corbillards sans aucun cortège. Faute de véhicules mortuaires en nombre suffisant, on dut recourir à divers attelages, que l’on recouvrit de draperies noires, leur donnant une allure des plus étranges. Mais bientôt, ces ressources aussi vinrent à manquer, et j’ai vu des cercueils transportés en fiacres, placés au centre du véhicule, leurs extrémités dépassant par les portières.
Omnibus mortuis
Le plus sinistre était encore de voir les grandes charrettes à meubles, habituellement utilisées lors des déménagements, transformées en véritables omnibus funéraires — omnibus mortuis —, sillonnant la ville pour recueillir les cercueils et les emmener par douzaines vers leur dernière demeure.
[…] Assez ! Homme résolu que je suis, je ne pus pourtant me défendre d’un effroi profond. On peut, à force de veiller les mourants, s’accoutumer à la mort et l’attendre ensuite avec une sérénité paisible ; mais être enseveli parmi les cadavres du choléra, jeté dans ces fosses de chaux vive, cela, nul ne saurait s’y préparer.
La cité de la liberté, de l’enthousiasme et du martyre
Je m’enfuis aussi vite que possible vers la colline la plus haute du cimetière, d’où l’on peut contempler la ville dans toute sa splendeur. À cet instant, le soleil venait de se coucher ; ses derniers rayons semblaient adresser un adieu mélancolique, tandis que les brumes du crépuscule enveloppaient Paris comme de grands linceuls blancs.
Et là, saisi d’une immense tristesse, je pleurai amèrement sur cette ville infortunée – la cité de la liberté, de l’enthousiasme et du martyre, cette ville rédemptrice qui, pour le salut terrestre de l’humanité, a tant souffert déjà ! »
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L'Opéra de Paris, où Marie Taglioni danse La Sylphide en 1832 (📸 pointdevue.fr) |
Nous n'avons pas le courage d'échanger une parole
Une lettre d’Orłowski à sa famille, datée du printemps 1832, donne un aperçu de l’impact de ces évènements sur le moral de Frédéric :
« Depuis quelques jours il est si triste que, parfois, lorsque je vais le voir, nous n’avons pas le courage d’échanger une parole.» 12
"Une véritable multitude d’ânes et de diables qui font obstacle aux vrais talents"
Le 15 avril, Frédéric met en garde son compatriote Nowakowski, qui envisage de venir à Paris :
« […] Seulement, ne pars pas sans argent pour ne pas te trouver en difficulté.Il est très malaisé de trouver à donner des leçons à Paris et plus difficile encore d’y organiser des concerts. Ceux que Baillot, Herz et Blahetka avaient annoncés n’ont pu avoir lieu, et pourtant à ce moment-là il n’était pas encore question de l’épidémie. La société est très préoccupée par diverses questions et surtout par la situation politique. Cela paralyse tout le pays. De plus, il y a ici une véritable multitude d’ânes et de diables qui font obstacle aux vrais talents et les empêchent de se produire dignement. […] » 13
1. Institut National Frédéric Chopin (Narodowy Instytut Fryderyka Chopina) : March
2. Tadeusz A. Zieliński : Frédéric Chopin, p. 347
3. Narodowy Instytut Fryderyka Chopina : 25 mars
4. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée (préface de Rafał Blechacz), p. 209)
5. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée, p. 240 et 253
6. Marie-Paule
Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire, p. 269
7. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée, p. 249
8. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée, p. 253
9. Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire, p. 270
10. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée, p. 217
11. Article de Heinrich Heine
12. Bronisław
Edward Sydow : Correspondance de Frédéric Chopin, tome II
(Korespondencja
Fryderyka Chopina), p. 70
13. Bronisław Edward Sydow : Correspondance de Frédéric Chopin, tome II, p. 67
14. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée, p. 262
15. Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire, p. 270
16. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée, p. 241
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