(Dernière mise à jour: 20 mai 2025)
Malgré l'épidémie de choléra et les troubles sociaux, Paris reste, en 1832, un refuge pour la communauté polonaise. Cette Grande Émigration, dont la France accueille une part importante, est la conséquence directe de la répression russe, suite à la défaite polonaise : l’université et le Conservatoire de Varsovie sont fermés, les trésors artistiques sont envoyés à Saint-Pétersbourg, et la langue polonaise est interdite dans les écoles.1
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Le grand-duché de Poznanie perd lui-même son autonomie, après la révocation du prince
Antoni Radziwiłł par la Prusse.
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Sous la présidence du prince
Adam Czartoryski, la Société Littéraire Polonaise est fondée en avril 1832, avec Ludwik
Plater comme vice-président.
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Le poète Adam Mickiewicz, que Frédéric Chopin admire depuis le lycée 5, s’installe à Paris le 31 juillet 1832. 6 7 Cette même année Józef Bohdan Zaleski, Juliusz Słowacki 8 et Stefan Witwicki viennent grossir les rangs de la diaspora. 9 10
Frédéric est invité à des déjeuners et des réceptions, où l'on l’écoute souvent jouer. 11
Parmi les salons qu’il fréquente avec ses amis figure celui du comte et de la comtesse
Plater.
La comtesse, charmée par la jeunesse et le talent de ses protégés, s’exclamera un jour, pleine de tendresse : « si j’étais jeune, je prendrais Chopin pour mari,
Hiller pour ami, et
Liszt pour amant. »
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Journal des dames et des modes, 25 septembre 1832: "Une conversation" (📸 gallica.bnf.fr) |
Pourtant, la vie parisienne reste encore en demi-teinte. Dans une lettre adressée à Hiller le 2 août, Frédéric évoque une scène musicale assoupie:
Les soirées polonaises, parfois, peinent elles aussi à échapper à l’ennui. Le 3 septembre, Juliusz Słowacki raconte à sa mère deux réunions au cours desquelles Mickiewicz improvisait « mais assez mal » et Chopin « le célèbre pianiste » jouait. Au cours de la deuxième soirée, « nous nous ennuyâmes ferme de dix heures du soir jusqu’à deux heures du matin, mais vers la fin Chopin, légèrement grisé, offrit quelques improvisations exquises au piano. » 14 15
Durant l’été 1832, Frédéric séjourne à Tours, accueilli par la famille du violoncelliste Auguste Franchomme.
16 Leur rencontre, survenue quelques mois plus tôt au printemps, avait été facilitée par Hiller. C’est le début d’une profonde amitié. Franchomme (1808-1884), soliste de l’Orchestre du
Conservatoire et musicien auprès de
Louis-Philippe, que Frédéric a connu dès ses premiers mois à Paris, devient bientôt son plus proche ami français.
Cette amitié ne faiblira jamais: c’est à Franchomme que Chopin dédiera la dernière œuvre publiée de son vivant, la Sonate pour violoncelle et piano en sol mineur, opus 65. C'est à lui également qu'il adressera sa dernière lettre écrite de sa main.
Dans un exemplaire des Nocturnes opus 9, il lui laisse une tendre dédicace : « À mon ami chéri et bien chéri Auguste Franchomme. »
Plus frêle encore que Chopin, Franchomme fut immortalisé par une statuette de Jean-Pierre Dantan, représenté avec humour juché au sommet de son violoncelle. À l'image de son ami, il était parfois critiqué pour sa rareté sur scène, en raison de son « éloignement pour la musique d’apparât ». 17
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Statuette représentant Auguste Franchomme perché sur son violoncelle par Jean-Pierre Dantan (1800-1869) (📸 mutualart.com) |
Ensemble, Chopin et Franchomme composent un
Grand Duo Concertant pour piano et violoncelle
(en mi majeur, opus posthume, Dbop. 16A)
18 sur des thèmes de
Robert le Diable de Meyerbeer, une commande de l’éditeur Maurice Schlesinger, obtenue grâce à Pixis.
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Grand Duo Concertant, page de titre autographe: "Grand Duo Concertant pour Piano et Violoncelle, sur des thèmes de Robert le Diable, Dédié à Mademoiselle Adèle Forest, par Frédéric Chopin et Auguste Franchomme, Violoncelle solo de l'opéra national italien et premier violoncelle de la Chambre du Roi" (📸gallica.bnf.fr) |
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Grand Duo Concertant, première page: Introduzione-Largo (📸 gallica.bnf.fr) |
L’édition originale du Grand Duo porte la mention : « par Frédéric Chopin de Varsovie ». Ce sera la dernière fois que son statut d’étranger à Paris sera ainsi souligné. 19
Cet été-là, Frédéric, qui envisage de faire publier ses oeuvres, signe d’ailleurs un accord définitif avec Schlesinger pour la publication de ses œuvres passées et futures. 20
Sur le plan personnel, ces mois sont rudes pour lui. Sa santé est épargnée par l’épidémie de choléra qui ravage Paris jusqu’en septembre, mais sa situation financière reste précaire. Le soutien de ses parents devient incertain. Dans une lettre de septembre, son
père lui confie que ses revenus de professeur sont désormais très irréguliers et l’exhorte à profiter de sa popularité naissante pour organiser un concert:
« […] Je ne doute pas que tu ne profites de la bonne disposition de tes admirateurs pour donner un concert qui pourra être brillant et en même temps avantageux ; il faut battre le fer tandis qu’il est chaud et que tu peux le faire. Mon enfant, je te parle franchement, tâche d’avoir quelques sous devant toi et surtout dans les temps où nous vivons. […] Je suis à la veille de perdre ma seconde occupation. Je suis dans un âge où il ne m’est plus guère permis de battre le pavé et de courir le billet […] Porte-toi bien et ne fais pas des soirées trop longues, car elles rendent moins aptes au travail, et je vois par ta lettre que tu as de l’ouvrage. Quand tu auras donné ton concert, il ne serait pas mal que quelqu’un de tes amis en fasse mention dans les feuilles, cela ferait rechercher tes ouvrages. » 21 22
Frédéric parle français presque couramment, mais son accent polonais trahit encore ses origines. À ses parents, il continue d’écrire en polonais, malgré les lettres que son père lui adresse désormais en français depuis son installation à Paris. 23
En cette période de calme dans la vie musicale parisienne, Frédéric travaille activement à l’écriture de ses œuvres (voir “Instant musical” dans les épisodes précédents ou suivants : 24 juin 1832, 6 août, 8 août, 25 août).
À l’automne, Paris tente de renaître : la fin du choléra est annoncée le 25 septembre par le
Journal des Dames et des Modes :
« Depuis quelques jours, la foule revient au Théâtre français ».
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Journal des dames et des modes, 25 septembre 1832: page de titre (📸 gallica.bnf.fr) |
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Journal des dames et des modes, 25 septembre 1832: 2. page de la citation « Depuis quelques jours, la foule revient au Théâtre français » (📸 gallica.bnf.fr) |
Mais l'ouverture de la chasse dépeuple à nouveau les salles et salons. 24
La capitale ne reprend vraiment vie qu’en novembre.
25 Hector
Berlioz, de retour d’Italie, se lie d’amitié avec Frédéric. Ensemble, ils montent à Montmartre en compagnie de Liszt et d’Alfred de Vigny.
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Sur un plan plus intime, une lettre de Józef
Elsner du 13 novembre laisse entendre que Frédéric est amoureux, bien que l’identité de l’élue reste incertaine — peut-être
Francilla Pixis, selon certaines allusions de George Sand dans
Histoire de ma vie 28 :
« […] comme je ne connais pas encore la personne à laquelle si j’en crois ta chère sœur
Ludwika tu uniras ta destinée […] »
Cette même lettre d’Elsner témoigne aussi de la sévérité de la censure russe en Pologne, qui empêche même la publication de son ouvrage scientifique:
« le plus grand rôle y est — cela va sans dire — dévolu à la nationalité, cette nationalité qui même quand on l’habille très simplement est toujours si belle qu’on ne peut en raison de ses charmes la montrer même voilée au public aujourd’hui. » 29 30
Enfin, le 22 novembre 1832, un événement heureux vient illuminer cette période difficile : à
Brochów, sa sœur Ludwika épouse
Józef Kalasanty Jędrzejewicz. Bien que Frédéric n’ait jamais entretenu de grande affinité avec ce dernier – comme il le note lui-même dans sa lettre du 10 septembre : « ce n’est ni d’hier ni d’aujourd’hui que nous nous comprenons » –, il adresse au jeunes mariés un cadeau musical: « une Polonaise et un Mazur, pour vous faire danser et vous égayer vraiment, car vos âmes peuvent se réjouir ».
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Journal des dames et des modes, 25 septembre 1832: illustration de mode (📸 gallica.bnf.fr) |
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Autographe de Mendelssohn : canon en trois parties ; Partie de basse de Chopin "Canon a 3, lusingando. Contrabasso libro composto da Sciopino. La basse est de vous. Paris, 16 avril 1832, Felix Mendelssohn-Bartholdy" (L. Binental: Chopin, Dokumente und Erinnerungen aus Seiner Heimatstadt, pl. 39, 📸 archive.org) |
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Anner Bylsma et Lambert Orkis interprètent le Grand Duo Concertant en mi majeur sur des thèmes de Robert le Diable de Meyerbeer
1. Tadeusz
A. Zieliński : Frédéric Chopin, p. 358
3. Tadeusz
A. Zieliński : Frédéric Chopin, p. 358
4. Marie-Paule
Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire, p. 247
5. Tadeusz
A. Zieliński : Frédéric Chopin, p. 361
6. Institut
National Frédéric Chopin (Narodowy Instytut Fryderyka Chopina): 31 July 1832 8. Institut
National Frédéric Chopin (Narodowy Instytut Fryderyka Chopina): 31 July 1832 9. Tadeusz
A. Zieliński : Frédéric Chopin, p. 360
11. Tadeusz
A. Zieliński : Frédéric Chopin, p. 365
12. Tadeusz
A. Zieliński : Frédéric Chopin, p. 340
13. Bronisław
Edward Sydow : Correspondance de Frédéric Chopin, tome II
(Korespondencja
Fryderyka Chopina), p. 73
14. Institut
National Frédéric Chopin (Narodowy Instytut Fryderyka Chopina): August 1832 15. Tadeusz
A. Zieliński : Frédéric Chopin, p. 362
16. Institut
National Frédéric Chopin (Narodowy Instytut Fryderyka Chopina): Summer 1832 17. Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire, p. 287-288
19. Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire, p. 289
20. Tadeusz
A. Zieliński : Frédéric Chopin, p. 367
21. Bronisław
Edward Sydow : Correspondance de Frédéric Chopin, tome II
(Korespondencja
Fryderyka Chopina), p. 76
22. Le 3 septembre pour l'Institut National Frédéric Chopin (Narodowy Instytut Fryderyka Chopina), 3 September 1832 23. Tadeusz
A. Zieliński : Frédéric Chopin, p. 363
24. Piotr
Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée (préface de Rafał
Blechacz), p. 327 25. Piotr
Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée (préface de Rafał
Blechacz), p. 328 26. Institut
National Frédéric Chopin (Narodowy Instytut Fryderyka Chopina), 7 November 1832 28. Marie-Paule
Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire, p. 260
29. Tadeusz
A. Zieliński : Frédéric Chopin, p. 359
30. Bronisław Edward Sydow : Correspondance de Frédéric Chopin, tome II (Korespondencja Fryderyka Chopina), p. 80
31. Lettre du 10 septembre de Chopin à Józef Kalasanty Jędrzejewicz, Bronisław Edward Sydow : Correspondance de Frédéric Chopin, tome II (Korespondencja Fryderyka Chopina), p. 75
32. L'Institut
National Frédéric Chopin (Narodowy Instytut Fryderyka Chopina) situe le mariage au 22 novembre: 22 November 1832 33. Le post-scriptum de Józef Jędrzejewicz à la lettre de Nicolas Chopin, datée de septembre, évoque cependant le 28 septembre :"le jour où s'accomplira notre bonheur est fixé au 28 de ce mois. [...] Je t'embrasse cordialement en te priant de m'aimer désormais, au moins en partie, comme du aimes Mademoiselle [Ludwika]" (Bronisław Edward Sydow : Correspondance de Frédéric Chopin, tome II, p. 78)
34. Tadeusz A. Zieliński (Frédéric Chopin, p. 363) et La Société Chopin à Paris ( La vie de Chopin) mentionnent également la date du 28 septembre. Le 22 novembre, retenu par l’Institut National Frédéric Chopin, correspondrait-il à la cérémonie religieuse célébrée à Brochów, et le 18 septembre à celle du mariage civil ou de l'annonce officielle? Note: afin de faciliter la recherche, en raison des contraintes de clavier, les noms cités sont orthographiés ici sans signe diacritique ni déclinaison : Bronislaw, Zielinski, Fryderyk, Rafal Blechacz, Radziwill, Jozef Elsner, Jozef Bohdan Zaleski, Juliusz Slowacki, Jozef Kalasanty Jedrzejewicz, Brochow
Biographie #74
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