« Chopin est en pleine forme, il tourne la tête à toutes les dames et rend jaloux tous les maris. Il est à la mode. Bientôt nous porterons tous des gants à la Chopin. Il n'y a que le mal du pays qui le consume. » 1
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Portrait présumé de la princesse de Vaudémont, par Nicolas Lavreince (1737-1807) (📸godsandfoolishgrandeur.blogspot.com) |
Louise de Montmorency (1763 - 31 décembre 1832), avait été mariée à l’âge de quinze ans à Joseph-Marie de Lorraine, prince de Vaudémont. 9 Amie proche de Talleyrand, elle avait tenu sous le règne de Napoléon (1804-1815) l’un des salons les plus réputés de Paris. 10 11 12 Lors des réceptions officielles au Palais Royal des Tuileries, elle occupait la place d'honneur à droite de la reine. Elle était également admirée pour ses qualités d'esprit et de caractère. 13 Personnage fantasque, elle s'investit aussi dans des œuvres de bienfaisance, et se préoccupa notamment du sort des réfugiés polonais. 14
Les Vaudémont régnaient depuis le XVe siècle sur la Lorraine. 15 Que le jeune Chopin, par son père, soit originaire du comté des Vaudémont, a-t-il pu influencer les sentiments de la princesse à son égard ? 16
Personne ne décrit mieux cette soudaine notoriété que Chopin lui-même. Dans une lettre, adressée à la mi-janvier 1833 à son ami d’enfance, Dominik Dziewanowski, alors de passage à Berlin, il mêle, comme souvent, lucidité et ironie mordante. En voici le texte intégral 19:
« Cher Domuś,
Si j'avais un ami au long nez recourbé, car c'est de celui-là qu'il s'agit et non d'aucun autre ; si j'avais un ami avec lequel j'eusse flâné agréablement à Szafarnia, il y a quelques années, et qui, j'en ai la conviction, m'aimait sincèrement et vouait à mon père et à ma tante une affection pleine de reconnaissance, et si cet ami ayant quitté le pays, me laissait sans aucune nouvelle, j'aurais de lui la plus déplorable opinion. Et si, un jour, il venait implorer son pardon, en répandant des larmes, je demeurerais insensible à ses supplications. — Or, moi, Fryc, après avoir gardé si longtemps le silence, j'ai le front de venir me défendre d'avoir été négligent et j'ose donner signe de vie, tel un taon qui sort la tête hors de l'eau au moment où personne ne le lui demande. Mais je ne tenterai pas d'expliquer ma conduite et préfère confesser mes fautes. Cependant celles-ci semblent plus graves vues de loin que considérées de près car, en vérité, je suis accaparé par tant de choses.
" Tu joues mieux si la princesse de Vaudémont, la dernière des Montmorency, t'a protégé."
« Je me trouve introduit dans le grand monde, au milieu d'ambassadeurs, de princes, de ministres, je ne sais par quel miracle car je n'ai rien fait pour m'y pousser. Mais c'est, dit-on, pour moi chose indispensable que d'y paraître car c'est de là, affirme-t-on, que vient le bon goût. Tu es en possession tout aussitôt d'un grand talent si tu as été entendu à l'Ambassade d'Angleterre ou à celle d'Autriche. Tu joues mieux si la princesse de Vaudémont, la dernière des Montmorency, t'a protégé. Je ne puis, en vérité, dire: « te protège » car cette vieille dame est morte depuis huit jours. Elle était ici l'équivalent de feu Madame Zielonkowa et de la châtelaine Polaniecka. La Cour fréquentait chez elle. Elle faisait beaucoup de bien. Pendant la première Révolution, elle a donné refuge à bien des aristocrates et après les journées de juillet, c'est elle qui, la première de toutes les grandes dames, parut chez Louis-Philippe. Elle possédait une multitude de petits chiens noir et blanc, des canaris, des perroquets et aussi le plus drôle des singes de ce grand monde. Celui-ci, pendant les réceptions, se permettait de mordre les ... des comtesses. 20
"Bref, si j'étais encore plus bête que je le suis, je pourrais me croire au sommet de ma carrière."
« Je jouis de l'amitié et de l'estime des artistes. Je ne l'écrirais pas si un an seulement après avoir fait ma connaissance, des maîtres d'une grande réputation ne m'avaient dédié de leurs œuvres sans même que je leur en aie dédiées au préalable des miennes. Pourtant il en est ainsi des dernières Variations avec accompagnement d'orchestre militaire composées par Pixis. D'autre part, certaines de mes phrases ont servi de thème à des variations et Kalkbrenner en a usé de la sorte avec une de mes mazurkas. Les élèves du Conservatoire, ceux de Moscheles, de Herz et de Kalkbrenner, en un mot des virtuoses accomplis me demandent des leçons et placent mon nom à côté de celui de Field. Bref, si j'étais encore plus bête que je le suis, je pourrais me croire au sommet de ma carrière. Mais je sais combien je suis loin de la perfection ; je m'en rends d'autant mieux compte que je vis dans la fréquentation constante des plus grands artistes et que je connais leurs faiblesses.
"Celui dont tu te rappelles est semblable aujourd'hui à ce qu’il était hier avec cette différence toutefois qu'il a sur le visage un favori, l'autre refusant de croître."
« Mais j'ai honte d'avoir écrit tant de balivernes. Je me suis vanté comme un enfant ou bien à la façon de celui qui, n'ayant pas la conscience nette, entreprend de se défendre avant même d'être attaqué. Je les supprimerais si j'avais le temps d'écrire une seconde page. D'ailleurs tu n'as peut-être pas oublié quel est mon véritable caractère. Celui dont tu te rappelles est semblable aujourd'hui à ce qu’il était hier, avec cette différence toutefois, qu'il a sur le visage un favori, l'autre refusant de croître.
"Le cabriolet et les gants blancs coûtent plus cher que ce que je gagne, mais sans eux, je ne serais pas de bon ton."
« Je dois donner aujourd'hui cinq leçons; 21 22 tu crois sans doute que je vais faire fortune ? Détrompe-toi : Le cabriolet et les gants blancs coûtent plus cher que ce que je gagne, mais sans eux, je ne serais pas de bon ton. — J'aime les carlistes; je déteste les philippards ; je suis moi-même révolutionnaire, par conséquent, l'argent ne m'est rien. Seule compte pour moi l'amitié que j'implore et que je te prie de me conserver.
Frédéric. »
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Le Moniteur Universel du 6 janvier 1833, nécrologie de la princesse de Vaudémont (📸 gallica.bnf.fr) |
Instant musical
🕊️ Dans chaque épisode de cette série, sont proposées une ou plusieurs œuvres en lien avec une étape du parcours de Chopin. (Voir la note d’introduction dans l’article du 2 novembre 1830 : Les derniers adieux à Varsovie (📖46)
Étude en mi majeur opus 10 n° 3
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Manuscrit autographe de l'Etude op. 10 n° 3, au tempo Vivace ma non troppo (📸 publikacje.nifc.pl) |
Chopin lui-même, rapporte le biogaphe Niecks, aurait confié à Gutmann, l'un de ses élèves, qu’il n’avait de sa vie retrouvé un si beau chant. Et un jour, tandis que Gutmann jouait cette Étude, le maître, levant les mains jointes, s’écria : « Ô ma patrie ! » 23
Jean-Jacques Eigeldinger observe que la connaissance des « trois états successifs du tempo, indiqué d’abord vivace, puis vivace ma non troppo, pour être finalement imprimé lento ma non troppo », aurait « évité bien des malentendus concernant le caractère ce cette pièce ! » 24
La date du 25 août 1832 est inscrite sur l’autographe de la version au tempo Vivace. 25
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Manuscrit autographe de l'Étude op. 10 n° 3 daté du 25 août 1832, au tempo Vivace, deux pages (📸 blogs.ubc.ca) |
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Manuscrit autographe de l'Étude op. 10 n° 3 daté du 25 août 1832, au tempo Vivace, première page (📸 artsandculture.google.com) |
Le surnom « Tristesse » donné à cette Étude ne vient bien évidemment pas de Chopin. Ne confia-t-il pas à son ami Julian Fontana, le 9 octobre 1841, à propos de l'éditeur anglais Wessel:
« Quant à Wessel, c’est un imbécile, un escroc. […] S’il a subi des pertes sur mes compositions, c’est probablement à cause des titres idiots qu’il leur a donnés, malgré mon interdiction et malgré les moqueries répétées de Monsieur Stapleton. » 26 27
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Étude en do dièse mineur, opus 10 n° 4
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nifc.pl |
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Localisation de l'Hôtel de Monaco, du palais royal des Tuileries, et du logement de Chopin au 4, Cité Bergère (La Pologne et les voyages de F. Chopin – Google My Maps) |
1. Adam Zamoyski : Chopin, p. 108, et l'Institut
National Frédéric Chopin : 29 Novembre. Cette lettre n’apparait pas dans la Correspondance de Frédéric Chopin, tome II de Bronisław
Edward Sydow, ni dans celle d' Opieński
2. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée (préface de Rafał Blechacz), p. 292
3. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée, p. 288
4. Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire, p. 293
5. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée, p. 285
6. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée, p. 343
7. L'Hôtel de Monaco, situé au 57 rue Saint-Dominique, a été reconstruit en 1838, date à laquelle Apponyi l’a quitté. Il ne reste rien de reconnaissable du précédent. (Wikipedia) Il est depuis 1936 le siège de la résidence de l’ambassadeur de Pologne en France. (gov.pl)
8. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée, p. 345
9. Cimetière du Père Lachaise: Princesse de Vaudémont
10. Wikipédia: Joseph-Marie de Lorraine-Vaudémont
11. Wikipédia: Louise de Vaudémont
12. Wikipédia: Napoléon Ier
13. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée, p. 357
14. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée, p. 358-359
15. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée, p. 356
16. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée, p. 359
17. Marie-Paule Rambeau : Chopin, l’Enchanteur autoritaire, p. 293
18. Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée, p. 343
19. Opienski considère cette lettre comme datant de 1832. Il n'a pas pris la précaution de rechercher la date de la mort de la princesse de Vaudémont que Chopin dit remonter à huit jours. Or comme la nécrologie de cette princesse a paru dans le Moniteur du 6 janvier 1833, cette lettre est donc de la mi-janvier de la même année. (Bronisław Edward Sydow : Correspondance de Frédéric Chopin, tome II (Korespondencja Fryderyka Chopina), p. 82)
20. L'original de cette lettre est détruit. On la connaît seulement par l'ouvrage de Karasowski. Peut-être celui-ci a-t-il remplacé par ces trois points une expression amusante qui le choquait. (Bronisław Edward Sydow : Correspondance de Frédéric Chopin, tome II, p. 84)
21.22. Les leçons de Chopin lui étaient payées 20 francs (Bronisław Edward Sydow : Correspondance de Frédéric Chopin, tome II, p. 85), c'est-à-dire environ 1000 euros en 2019 😯 (Piotr Witt: Chopin à Paris, une affaire non classée, p. 364)
23. Jean-Jacques Eigeldinger: Chopin vu par ses élèves, p. 99
24 : Jean-Jacques Eigeldinger: Frédéric Chopin, p. 49
25. Institut
National Frédéric Chopin (Narodowy Instytut Fryderyka Chopina): 6 August 1832
26. Monsieur Stapleton est l’associé de Wessel (Tadeusz A. Zieliński : Frédéric Chopin, p. 641)
27. Narodowy Instytut Fryderyka Chopina: 9 października 1841
28. Tadeusz A. Zieliński : Frédéric Chopin, p. 307
29. Narodowy Instytut Fryderyka Chopina: 6 August
30. Jean-Jacques Eigeldinger: Frédéric Chopin, p. 48
📚 Sources : Bibliographie
➡️Explorez la vie de F. Chopin, de l'enfant prodige et espiègle à l'adulte bien éloigné des clichés, en cliquant sur ce lien : Biographie
Note: afin de faciliter la recherche, en raison des contraintes de clavier, les noms cités sont orthographiés ici sans signe diacritique ni déclinaison : Bronislaw, Zielinski, Fryderyk, Rafal Blechacz, Szafarnia, Orlowski, Opienski, Domus
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